Poitou-Charentes, ASS, EJE, ES
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Consignes
1. Résumer ce texte en 7 lignes maximum.
2. Argumenter les idées du texte en 3 pages maximum.
Durée : 3 heures.
Texte
L'enracinement d'une délinquance d'exclusion
La jeunesse a des comportements qui traversent les époques, sans doute précisément parce qu'elle est ce moment qui précède l'établissement dans les modèles normatifs généraux. Depuis des lustres, la sociabilité juvénile, l'affirmation de soi, l'épanouissement des corps, la découverte du sexe, le goût pour l'alcool et les conduites à risque, le style de vie nocturne, les provocations envers les adultes et les institutions, la tentation du vol, caractérisent cet âge de la vie, surtout chez les garçons. Pour des raisons diverses (fragilités familiales, échecs scolaires, influence de certains pairs, événements biographiques), certains feront même une plus ou moins longue carrière dans des pratiques délinquantes plus structurées (comme le vol organisé ou la revente de cannabis). Par ailleurs, il est également classique que certains enfants, exposés précocement à de la violence psychologique voire physique au sein de leur famille et de leur environnement, soient plus enclins à user à leur tour de la violence verbale et physique pour s'exprimer. La période actuelle perpétue ces schémas anciens. Elle présente cependant deux spécificités relatives, l'une presque inconnue du débat public, l'autre connue à l'excès.
La première (et la moins connue) est l'importance qu'a pris la compétition pour la possession des biens de consommation, avec les prédations et les agressions qui en découlent. Dans la plupart des cas, les voleurs (et les cambrioleurs) ne sont pas des professionnels organisés et spécialisés (comme les voleurs de voiture de luxe, les voleurs d'objets d'art), ils volent les biens ordinaires fabriqués en série par la société de consommation : voitures, scooters, téléphones portables, lecteurs de disque MP3, etc. Les adolescents volent ou rackettent aussi parfois des vêtements de marque. Peu d'argent liquide car nous avons maintenant tous des cartes bleues que l'on peut bloquer en quelques minutes. Ces voleurs ne sont pas non plus des professionnels. Ils volent pour posséder et jouir immédiatement ou bien revendre « au noir », se faire un peu d'argent, c'est-à-dire consommer un peu plus tard. Nous sommes ici face à un constat qui est en réalité classique en sociologie de la délinquance et que nous avons hélas trop souvent tendance à oublier : c'est le constat de la liaison entre exclusion et délinquance d'appropriation dans les sociétés de consommation. Dit autrement, c'est le constat que certaines formes de délinquances sont liées de façon structurelle à cette société de consommation qui implante dans les esprits dès le plus jeune âge l'idée que le bonheur c'est d'avoir et qui organise l'ensemble de la vie sociale autour de la consommation. Ceux qui sont les vaincus de la compétition sociale veulent pourtant consommer eux aussi. Dans la mesure où ils sont privés d'autre source de reconnaissance et de fierté, ils veulent même consommer davantage encore que les autres et pour pouvoir aussi le montrer aux autres (la fierté c'est de paraître et c'est de défier les autres), prenant ainsi une sorte de revanche sociale. Notons aussi qu'une partie des violences est en réalité occasionnée par ces vols et cambriolages. Notons enfin que l'enracinement du trafic de cannabis est aussi à sa manière une réponse à cette situation d'exclusion, qui fait de nombre de ces jeunes des «smicards du business». On ne comprend pas la légitimité de ces trafics aux yeux des concernés si l'on ne la replace pas dans le contexte d'un taux de chômage qui, chez les jeunes hommes âgés de 16 à 25 ans, sortis de l'école sans diplôme voisine les 50 %. Notons enfin que cette compétition pour les biens est en grande partie responsable des violences.
La seconde spécificité (bien connue cette fois-ci) réside dans le fait que cette crise est en grande partie territorialisée, au sens où elle concerne davantage les territoires que les politiques de la ville et les politiques de sécurité ont recensés chacune à leur manière depuis deux décennies. Même si le caractère surmédiatisé de cette localisation(« les banlieues », « les cités »), allié au ciblage discriminatoire de l'action policière, tend très abusivement à réduire les phénomènes de délinquance juvénile à ces territoires, il n'en demeure pas moins qu'ils y sont davantage prégnants. Outre que ces territoires concentrent la pauvreté et le chômage, ils ont souvent une jeunesse pléthorique (donc une délinquance juvénile plus forte que dans d'autres quartiers ici par simple effet de structure démographique) qui y fait rapidement l'expérience de la discrimination dans les relations sociales ordinaires et dans le rapport aux institutions, et qui, pour une petite partie d'entre elle, y réagit dans un surcroît de déviance. Pour toutes ces raisons – et en liaison aussi avec les politiques de peuplement des organismes publics et des élus locaux –,se concentre dans ces quartiers une population le plus souvent majoritairement étrangère et d'origine étrangère. De là l'apparente « sur-délinquance » des jeunes issus de l'immigration.
Ces deux caractéristiques sont révélatrices d'une double crise des structures d'intégration de la jeunesse dans le monde adulte. La première est économique : l'accès à un statut social est rendu particulièrement difficile pour des centaines de milliers de jeunes hommes qui se trouvent déqualifiés par rapport à la vie professionnelle, de façon autant sinon plus symbolique que réelle(dans la mesure où il existe pour certains d'entre eux des emplois précaires de type intérim mais qui ne confèrent pas un statut). Et il faut souligner le poids de ce statut dans l'ensemble du processus d'entrée dans l'âge adulte, son incidence sur l'ensemble des relations familiales et sociales des individus. Actuellement, les pouvoirs publics s'interrogent sur l'âge auquel un jeune commence à « délinquer ». Or cette question n'est pas la seule importante pour une société. Il est probable que celle de savoir à quel âge il sort des pratiques délinquantes l'est autant sinon davantage. La carrière délinquante a certes un début, mais elle a aussi une fin. Et c'est sans doute ici que les changements les plus notables sont intervenus ces dernières décennies. Si « la jeunesse ne prend une certaine consistance sociale qu'à partir du moment où se prolongent ces temps de passage qui définissent une position sociale incertaine », alors il faut admettre que l'on a jamais été aussi jeune aussi longtemps que dans la société française de ces vingt dernières années. La question de l'emploi stable est ici centrale, elle a des conséquences sur les deux autres critères classiques qui définissent l'« entrée dans l'âge adulte » : l'accession à un logement indépendant et la formation d'un couple stable, prélude à la fondation d'une famille. Ce modèle de « réussite dans la vie » (avoir un travail, un logement, une famille) est unanimement partagé dans la société. Mais il est difficilement concevable pour beaucoup de ces jeunes qui sont, de fait, les « inutiles » du système.
La seconde crise est symbolique et politique : l'accès à la citoyenneté est rendu particulièrement difficile pour ces jeunes hommes qui se considèrent globalement disqualifiés par rapport au modèle dominant dans l'ordre politique, qui ne sont plus sollicités ni représentés par les forces politiques traditionnelles, et qui sont donc démunis pour construire des actions collectives autonomes, durables et non-violentes (par opposition aux émeutes qui, survenant généralement à la suite d'une mort d'homme, sont des déchaînements émotionnels passagers).
Laurent Mucchielli
Socio-logos, revue de l'association française de sociologie, 2007