Charles Lucas, « Du système pénal et du système répressif, et de la peine de mort en particulier », 1827
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Introduction

Introduction

En 1825 sont publiés pour la première fois les Comptes de l'administration de la justice criminelle, une statistique annuelle des crimes et des châtiments en France. Avec ces comptes, un nouvel outil est à la disposition des abolitionnistes pour contester l'utilité ou l'efficacité de la peine de mort. L'année suivante, deux concours sont ouverts à Paris et à Genève sur la question de la peine de mort. Dans les deux cas, le lauréat est un jeune avocat de 24 ans, Charles Lucas (1803-1889), qui traque sévèrement les contradictions du maintien de la peine de mort. Son travail est publié et traduit en plusieurs langues. L'abolition devient dès lors le combat de toute sa vie : il participe aux nombreuses adresses et pétitions formulées par les abolitionnistes sous la monarchie de Juillet, le Second Empire et la IIIe République ; un combat qu'il mène en parallèle avec une réflexion poussée sur la peine de prison qu'il propose en substitution. Dans tous ses écrits, Charles Lucas appuie son projet d'abolition de la peine de mort par un programme plus vaste de réforme éducative, politique, administrative et sociale, seule à même de prévenir le crime.
« Du système pénal et du système répressif, et de la peine de mort en particulier », 1827

« Du système pénal et du système répressif, et de la peine de mort en particulier », 1827

INTRODUCTION
Ce n'est pas du fond de ma conscience que s'est élevé le premier cri contre la légitimité de la peine de mort. Si l'opinion qui la défend est la plus ancienne, celle qui la répudie est la plus générale dans le pays. Au sein d'un pareil état social, on conçoit aisément qu'il n'a pas dû être rare de voir les jurys des assises, composés en partie d'hommes auxquels leurs croyances morales ou religieuses, inspiraient une invincible répugnance à envoyer un de leurs semblables à l'échafaud. De là ce fait que nous avons si bien constaté : une circonstance est écartée de l'homicide, par exemple, la préméditation ; du vol une des cinq circonstances qui en font un crime capital, etc., etc., et le coupable est ainsi condamné aux galères à perpétuité ou à temps, au lieu de l'être à l'échafaud. Arrive enfin le temps où l'opinion qui repousse l'application de la peine de mort à tel ou tel crime, devient si générale dans la société, que le pouvoir est dans la nécessité de légaliser cette abolition de fait. C'est ainsi que par la seule puissance de la presse, une réforme peut s'opérer en passant d'un livre dans la société, et de la société dans la loi.
Et qu'on ne m'accuse pas d'indiquer ici à la réforme une voie anarchique et violente, car s'il en est de plus directe, il n'en est pas de plus douce pour opérer, sans trouble et sans secousse, ces changements sans cesse sollicités par le mouvement de perfectibilité qui entraîne les sociétés vers un meilleur avenir.
Au reste j'ai tort de parler de voie indiquée à la réforme, car je ne fais que la prendre dans celle où je la trouve ; je ne fais que constater les rapports qui se sont déjà établis entre la société et le pouvoir. Quelle a été en effet la conséquence de cette répugnance générale de la société à punir de mort l'infanticide ? c'est que le pouvoir s'est empressé de faire passer dans les lois la réforme qui s'était opérée dans les mœurs(1). Eh bien, ce qu'il a fait pour l'infanticide, que ne fait-il pour bien d'autres cas capitaux ? Qu'il ouvre les deux comptes rendus des années 1825 et 1826, qu'il ait foi à ses calculs, à ses chiffres ; qu'il reconnaisse à l'égard de la fausse monnaie, de l'incendie, du vol avec les circonstances aggravantes ou avec récidive, à l'égard enfin des crimes politiques et autres cas capitaux encore, ce désaccord entre la conscience du jury et la sévérité de la loi aussi bien constaté qu'à l'égard de l'infanticide ; qu'il se hâte d'abolir la peine de mort pour tous ces cas, sans attendre que la société lui en fasse une plus dure nécessité, en élargissant encore cette sphère de commutations et d'impunité même qui compromettent la sécurité publique et énervent l'autorité des lois. C'est par ces abolitions partielles qu'il doit préluder dès aujourd'hui à l'abolition absolue de la peine de mort.
 
PREMIÈRE PARTIE, CHAPITRE XII
DE LA MORT SIMPLE, OU DE LA DÉCAPITATION
La justice moderne sent ce besoin de justice proportionnelle, que subit notre intelligence dans toute conception de pénalité : elle consent bien, pour y répondre, à suivre par une progression de peines le coupable, de la contravention jusqu'au meurtre ; mais l'échelle s'arrête là, ce n'est que pour le parricide et le régicide qu'il y a un degré de plus.
Quelle singulière anomalie ! Pour les moindres crimes elle veut une pénalité proportionnelle, et elle admet une peine égale, uniforme, pour l'opposer à l'effroyable inégalité des plus grands forfaits.
Il est évident qu'arrivée au meurtre, la justice sociale ne fait plus qu'acte de destruction et non de pénalité. Elle détruit comme on détruit un obstacle auquel il ne faut qu'un coup de hache ; elle tue comme on tue un ennemi, mais non un coupable ; et si pourtant elle ne frappe pas le coupable, elle est homicide, car on ne tue pas un ennemi vaincu. Ainsi, d'un côté, on lui dira : si vous vous défendez, ne tuez pas, ou violez le droit de la guerre envers le vaincu ; de l'autre, si vous punissez, punissez, autrement vous violez l'idée de justice qui est essentiellement proportionnelle.
Il est donc constant que dans l'application qu'elle fait du talion au meurtre, la justice moderne, en voulant bannir l'horreur des pratiques, en a chassé toute l'idée de justice. Il ne nous reste plus qu'à prouver qu'elle n'en a pas moins conservé tout l'esprit d'immoralité.
Ce qui fait en effet la profonde immoralité de la justice du talion, c'est qu'elle arrive à donner à la loi morale sa violation pour sanction ; elle ne voit dans la répétition de l'acte criminel que le rétablissement de l'ordre au lieu d'un désordre de plus ; et elle rend ainsi la conception de l'idée de justice qui précède le crime différente de celle qui le suit. Ainsi, après avoir proclamé, pour le prévenir, le respect de la loi sacré et obligatoire pour tous, elle vient ensuite à s'arroger, pour le punir, le monopole de sa violation. Les peines de la justice humaine, simples ou multiples, ne sont que les pratiques du crime qu'il a eu le double crédit d'enseigner et de légitimer.
Avec le talion, en effet, auprès de la puissance qui nous a imposé le devoir, nous allons élever une puissance rivale qui nous en délie. Et quelle est donc cette puissance que nous opposons, que nous égalons à la divinité ? c'est le crime. Il est clair que le talion fait du crime un second Dieu qui nous délie de l'obligation imposée par le premier.
En sortant des mains du Créateur, notre devoir à tous était de respecter l'existence de notre semblable. Un homme s'est rencontré qui, violant le devoir, en a tué un autre, et voilà que tous les autres se sont écriés qu'il avait mal fait de violer le devoir, mais que puisqu'il l'avait violé envers son semblable, ils feraient bien de le violer envers lui-même. C'est ainsi que le criminel, nouveau messie, est venu relever les hommes d'un devoir dont ils n'auraient eux-mêmes osé s'affranchir.
On ne peut concevoir, il faut le dire, que chez un peuple grossier et ignorant, ce sacrifice de la sainteté du devoir à l'horreur du crime. Comment aux yeux d'une société éclairée, le crime aurait-il en effet le singulier privilège de donner des dispenses d'accomplir le devoir ? Qu'importe que ces dispenses soient contre lui-même pour qui connaît l'origine et la nature du devoir ? Dire qu'on a le droit de le violer parce qu'il a été violé, ce serait faire dépendre de son accomplissement chez les autres, notre obligation de le remplir nous-mêmes ; ce serait soumettre au fait de l'homme ces devoirs que Dieu ne nous a pas imposés pour que nous puissions les rendre illusoires et inobligatoires par nos crimes. Je n'entre point ici dans l'examen des religions ; mais il est beau, il est éminemment moral ce culte qui ne décerne, au contraire, qu'à la vertu le droit, non pas de s'affranchir du devoir en ce monde, mais d'en être relevé dans l'autre par son Créateur.
Mais que penser de la doctrine qui va décerner ce privilège au crime ? que penser du pouvoir qui vient l'exercer en son nom ? La justice humaine raisonne toujours comme si les droits et les devoirs personnels n'étaient que le résultat d'un contrat passé entre les hommes, et comme s'ils n'étaient pas, au contraire, inviolables, inaltérables, éternellement sacrés.
L'excellence, le caractère essentiel du devoir, n'est-ce pas d'être absolu, c'est-à-dire obligatoire envers ceux mêmes qui l'ont violé ? Autrement qu'est-ce qui distingue le monde moral du monde physique, si tout n'y est que réaction comme sous l'empire de la fatalité ?
Ah ! le meilleur moyen de rappeler au coupable le caractère sacré du devoir qu'il a violé, n'est-il pas de le respecter envers lui-même ? Ce n'est que le méchant conçoit qu'il y a des devoirs dans ce monde ; que ce n'est point un vain mot dont les gouvernements se servent pour abuser et asservir les hommes, mais dont ils ne sont pas dupes ; car ils savent s'en dispenser au besoin. Quand il verra la société s'abstenir de tuer, lui, meurtrier, il comprendra qu'il est en effet défendu à l'homme d'attenter à l'existence de son semblable, et alors seulement il concevra toute la sainteté du devoir qu'il a violé, toute l'énormité du crime qu'il a commis. Les supplices sont de mauvais enseignements pour détourner les hommes du meurtre ; la société a beau répéter qu'il est défendu de tuer, elle tue, et ce fait en dit assez à l'âme où fermente déjà la passion du crime.
Charles Lucas, Du système pénal et du système répressif, et de la peine de mort en particulier, Paris, Bechet, 1827, pp. LXXV-LXXVIII ; 142-147.
(1)La loi de juin 1824 préconise que la peine pour infanticide « pourra être réduite à celle des travaux forcés à perpétuité ».