Victor Hugo, « Défendre les misérables », 1834
Dernier essai le - Score : /20
Introduction

Introduction

Claude Gueux est à la fois la préfiguration des Misérables (1862) et le pendant du Dernier Jour d'un condamné. Victor Hugo y raconte dans un court récit comment un ouvrier, jeté en prison pour avoir volé de quoi manger, y est poussé au crime par le sadisme d'un administrateur pénitentiaire. Le récit se clôt sur l'exécution. C'est donc l'amont, social et psychologique, du crime – volontairement laissé dans l'ombre par Le Dernier Jour d'un condamné – qui est ici exploré, ouvrant la voie à une critique sociale de la légitimité de la peine de mort. La question de l'abolition y est par là même enchâssée dans celle, plus large, de la justice sociale et de l'éducation.
Défendre les misérables, 1834

Défendre les misérables, 1834

Nous avons cru devoir raconter en détail l'histoire de Claude Gueux, parce que, selon nous, tous les tous les paragraphes de cette histoire pourraient servir de têtes de chapitre au livre où serait résolu le grand problème du peuple au xixe siècle. Dans cette vie importante il y a deux phases principales, avant la chute, après la chute ; et sous ces deux phases, deux questions, question de l'éducation, question de la pénalité ; et entre ces deux questions, la société tout entière. […]
Messieurs des centres, messieurs des extrémités, le gros peuple souffre. Que vous l'appeliez république ou que vous l'appeliez monarchie, le peuple souffre. Ceci est un fait.
Le peuple a faim, le peuple a froid. La misère le pousse au crime ou au vice, selon le sexe. Ayez pitié du peuple, auquel le bagne prend ses fils, et le lupanar ses filles. Vous avez trop de forçats, vous avez trop de prostituées. Que prouvent ces deux ulcères ? Que le corps social a un vice dans le sang. Vous voilà réunis en consultation au chevet du malade : occupez-vous de la maladie.
Cette maladie, vous la traitez mal. Étudiez-la mieux. Les lois que vous faites, quand vous en faites, ne sont que des palliatifs et des expédients. Une moitié de vos codes est routine, l'autre moitié empirisme. La flétrissure était une cautérisation qui gangrenait la plaie : peine insensée que celle qui pour la vie scellait et rivait le crime sur le criminel ! qui en faisait deux amis, deux compagnons, deux inséparables ! Le bagne est un vésicatoire absurde qui laisse résorber, non sans l'avoir rendu pire encore, presque tout le mauvais sang qu'il extrait. La peine de mort est une amputation barbare.
Or, flétrissure, bagne, peine de mort, trois choses qui se tiennent. Vous avez supprimé la flétrissure ; si vous êtes logiques, supprimez le reste. Le fer rouge, le boulet et le couperet, c'étaient les trois parties d'un syllogisme. Vous avez ôté le fer rouge : le boulet et le couperet n'ont plus de sens. Farinace était atroce ; mais il n'était pas absurde.
Démontez-moi cette vieille échelle boiteuse des crimes et des peines, et refaites-la. Refaites votre pénalité, refaites vos codes, refaites vos prisons, refaites vos juges. Remettez les lois au pas des mœurs.
Messieurs, il se coupe trop de tête par en France. Puisque vous êtes en train de faire des économies, faites-en là-dessus. Puisque vous êtes en verve de suppressions, supprimez le bourreau. Avec la solde de vos quatre-vingt bourreaux, vous paierez six cents maîtres d'école.
Songez au gros du peuple. Des écoles pour les enfants, des ateliers pour les hommes. Savez-vous que la France est un des pays d'Europe où il y a le moins de natifs qui sachent lire ? Quoi ! la Suisse sait lire, la Belgique sait lire, le Danemark sait lire, la Grèce sait lire, l'Irlande sait lire, et la France ne sait pas lire ! c'est une honte.
Allez dans les bagnes. Appelez autour de vous toute la chiourme. Examinez un à un tous ces damnés de la loi humaine. Calculez l'inclinaison de tous ces profils, tâtez tous ces crânes. Chacun de ces hommes tombés a en dessous de lui son type bestial ; il semble que chacun d'eux soit le point d'intersection de telle ou telle espèce animale avec l'humanité. Voici le loup-cervier, voici le chat, voici le singe, voici le vautour, voici l'hyène. Or, de ces pauvres têtes mal conformées, le premier tort est à la nature sans doute, le second à l'éducation. La nature a mal ébauché, l'éducation a mal retouché l'ébauche. Tournez vos soins de ce côté. Une bonne éducation au peuple. Développez de votre mieux ces malheureuses têtes afin que l'intelligence qui est dedans puisse grandir. Les nations ont le crâne bien ou mal fait selon leurs institutions. Rome et la Grèce avaient le front haut. Ouvrez le plus que vous pouvez l'angle facial du peuple.
Quand la France saura lire, ne laissez pas sans direction cette intelligence que vous aurez développée. Ce serait un autre désordre. L'ignorance vaut encore mieux que la mauvaise science. Non. Souvenez-vous qu'il y a un livre plus philosophique que Le Compère Mathieu, plus populaire que Le Constitutionnel, plus éternel que la Charte de 1830. C'est l'Écriture sainte. Et ici un mot d'explication. Quoi que vous fassiez, le sort de la grande foule, de la multitude, de la majorité, sera toujours relativement pauvre, et malheureux, et triste. À elle le dur travail, les fardeaux à traîner, les fardeaux à porter. Examinez cette balance : toutes les jouissances dans le plateau du riche, toutes les souffrances dans le plateau du pauvre. Les deux parts ne sont-elles pas inégales ? La balance ne doit-elle pas nécessairement pencher, et l'État avec elle ? Et maintenant dans le lot du pauvre, dans le plateau des misères, jetez la certitude d'un avenir céleste, jetez l'aspiration au bonheur éternel, jetez le paradis, contrepoids magnifique ! Vous rétablissez l'équilibre. La part du pauvre est aussi riche que la part du riche. C'est ce que savait Jésus, qui en savait plus long que Voltaire.
Donnez au peuple qui travaille et qui souffre, donnez au peuple pour qui ce monde-ci est mauvais, la croyance à un meilleur monde fait pour lui. Il sera tranquille, il sera patient. La patience est faite d'espérance.
Donc ensemencez les villages d'Évangiles. Une Bible par cabanes. Que chaque livre et chaque champ produisent à eux deux un travailleur moral.
La tête de l'homme du peuple, voilà la question. Cette tête est pleine de germes utiles. Employez pour les faire mûrir et venir à bien ce qu'il y a de plus lumineux et de mieux tempéré dans la vertu. Tel a assassiné sur les grandes routes qui, mieux dirigé, eût été le plus excellent serviteur de la cité. Cette tête de l'homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la, vous n'aurez plus besoin de la couper.
Victor Hugo, « Claude Gueux », Revue de Paris, 1834, tome III, pp. 25-30.