Session 2014 : Épreuve de maîtrise des savoirs académiques
Dernier essai le - Score : /20
Énoncé

Énoncé

« La concentration, dans certains établissements scolaires, d'élèves appartenant à des milieux socialement homogènes, qu'ils viennent des familles les plus privilégiées ou, au contraire, de celles qui rencontrent les plus grandes difficultés, est un problème important des systèmes éducatifs, qui n'épargne pas la France. Cette situation met à mal l'un des principes majeurs du service public d'enseignement dans un état démocratique : la possibilité, pour chaque enfant, d'accéder, quelles que soient ses origines, aux mêmes conditions de scolarisation. En effet, on sait aujourd'hui que la variable « élèves » joue un rôle déterminant dans l'efficacité d'une école ou d'un collège et qu'il existe une corrélation très forte entre la réussite scolaire et l'origine sociale. La concentration, dans un même établissement d'enfants issus de milieux sociaux dits défavorisés peut devenir un handicap pour tous ceux qui y sont rassemblés et, donc, nuire à leur future intégration économique. Elle contribue, ainsi, non seulement à pénaliser les élèves concernés mais de plus, à faire baisser l'efficacité générale du service public de scolarisation tout en en augmentant le coût. Enfin, cette situation conduit l'école à se trouver en contradiction avec ce qu'elle enseigne lorsqu'elle tente de remplir l'une des missions qui, en France, lui est traditionnellement dévolue, celle d'intégration sociale et culturelle. L'inculcation d'une « culture civique » qui rattache chaque citoyen, au-delà des communautés singulières dans lesquelles il peut s'inscrire, à une même nation et aux valeurs républicaines et démocratiques qui la fondent peut-elle encore avoir la moindre signification lorsqu'elle s'exerce dans des établissements où se répercutent toutes les ségrégations – économiques, sociales, ethniques, religieuses, culturelles – qui caractérisent le quartier dans lequel ils sont implantés ? »
Extrait du rapport à monsieur le Ministre de l'Éducation nationale présenté par monsieur Jean Hébrard, mars 2002

En vous appuyant sur vos connaissances historiques, philosophiques et sociologiques ainsi que sur les débats actuels et les réformes en cours au sein de l'Éducation nationale, vous exposerez les réflexions que suscitent pour vous les éléments développés dans cet extrait de rapport. Vous analyserez en particulier le rôle que joue l'École dans la politique de mixité sociale tout en vous interrogeant sur la place que doivent prendre le CPE et la Vie scolaire pour favoriser l'accueil de tous les élèves.
Corrigé

Corrigé

Commentaires du sujet
Le sujet proposé ne devait pas frapper d'étonnement le candidat. Son objet, les inégalités sociales au sein du système éducatif français, est en effet tout ce qu'il y a de plus classique. Sa difficulté résidait toutefois dans la peinture très directe, et difficilement discutable, d'une polarisation extrême de l'école, entre deux types d'homogénéité sociale. Concentration des privilèges d'une part ; concentration des handicaps d'autre part. L'auteur allait dès lors à l'essentiel : la promesse démocratique a-t-elle encore un sens dans pareilles conditions ?
Notre corrigé –  qui n'est qu'un exemple de traitement possible –  a choisi de rattacher cette mise en cause à une histoire et une analyse globale de l'instauration du collège unique. La focale était donc large, et elle nous a permis de mettre en perspective l'état des lieux proposé. La discrimination observable à l'école nous est en effet apparue dépendre de facteurs à la fois proprement scolaires (les questions pédagogiques, les ambitions politiques de la scolarité publique) mais aussi extérieurs à l'école, en particulier les facteurs socio-économiques eux-mêmes. S'il est tentant en effet d'accuser l'école des maux qu'elle entretient, une manière de relativiser l'analyse est d'y intégrer les facteurs exogènes souvent omis (par exemple l'absence de débouchés pour les élèves qualifiés à divers degrés du système éducatif). Peut-on parler de « faillite » des valeurs républicaines à l'école sans considérer les rapports de force inhérents à la société elle-même ? Attribuer les discriminations scolaires au seul élitisme républicain, c'est s'aveugler sans doute sur ce que les intolérances communes et les égoïsmes de chacun ajoutent aux contraintes institutionnelles.
On aurait pu toutefois également envisager un traitement en deux parties, l'une abondant dans le sens du sujet, l'autre apportant un certain nombre de nuances nécessaires afin de tempérer le pessimisme inhérent au texte soumis ; ou une approche plus professionnelle substituant à notre dernière partie une réflexion sur la polyvalence attendue des personnels appelant à intervenir à différents niveaux d'une réalité si contrastée. Cela aurait permis de valoriser une réflexion sur la fonction de CPE, au carrefour d'enjeux sociaux et politiques transversaux, comme de préciser la nature d'une éducation à la citoyenneté dont le CPE est un relais privilégié au sein de l'établissement.
Dans un discours public de décembre 1910, alors qu'il est président d'honneur de la Ligue des droits de l'Homme, Ferdinand Buisson formule peut-être pour la première fois le projet d'une école unique pour tous les élèves de France, sans distinction aucune. En effet, maintenant que l'instruction élémentaire a été réalisée par Jules Ferry et les républicains opportunistes, il conviendrait désormais selon lui de « passer d'une logique d'ordre à une logique de cycles », et d'en finir ainsi avec la partition ancienne, étanche, entre une « école du peuple » d'un côté, et « une école des notables » de l'autre ; entre la communale républicaine et le lycée napoléonien. C'est l'horizon même du collège unique qui est ainsi dessiné, soixante-cinq ans avant la loi Haby.
Près d'un siècle plus tard, dans un rapport remis au ministre de l'Éducation nationale en mars 2002, Jean Hébrard nous soumet justement un bilan pour le moins contrasté de la massification secondaire. La démocratisation scolaire n'a en effet pas nécessairement réduit les clivages sociaux, ou promu une véritable mixité dans les classes. Pire, elle semble s'être accompagnée d'une forme de « concentration, dans certains établissements scolaires, d'élèves appartenant à des milieux socialement homogènes ». Établissements « ghettos » d'une part, qui concentrent une écrasante majorité d'élèves issus de classes populaires ou défavorisées, et cumulent ainsi pour certains toutes les difficultés (échec scolaire, absentéisme, violences…) ; établissements « privilégiés» d'autre part, qu'un environnement social favorisé et des modes de sélections scolaires plus ou moins explicites constituent à bon compte en modèle « d'excellence ». Car, Jean Hébrad le rappelle, une telle polarisation de l'enseignement secondaire entre deux figures types (« l'établissement classé ZEP » et le « grand lycée de centre-ville » par exemple) s'avère désastreuse pour l'ensemble du système éducatif. L'homogénéité sociale ne fait pas que diminuer les chances d'intégration économique et de réussite sociale des élèves issues de classes défavorisées qui en sont victimes ; elle met en cause « l'efficacité générale du service public de scolarisation tout en augmentant le coût ». Bien plus, à travers ces violents contrastes sociaux, au sein d'une « même » école, c'est l'ensemble de la promesse démocratique et républicaine d'égalité et de solidarité qui est radicalement écornée. Pour Jean Hébrard, le bilan social du collège unique n'engage pas simplement une réflexion sur la réussite scolaire de tous ; elle met en cause la crédibilité de l'État lorsque celui-ci prétend fonder une véritable « culture civique », rassemblant les citoyens au-delà de leur différence. Nous nous demanderons donc, à la faveur de cet extrait et au-delà d'une polarisation spectaculaire du débat, entre « bons » et « mauvais » établissements, dans quelle mesure le collège unique a, ou non, participé d'une véritable démocratisation de la société française.
Pour ce faire, nous commencerons par revenir sur l'histoire de la massification secondaire, et particulièrement sur le moment des années soixante, qui voient dans la démocratisation des études secondaires un instrument de progrès social. Dans un second temps, nous chercherons alors à comprendre pourquoi la mise en place du collège unique a pu s'accompagner paradoxalement d'un certain accroissement des inégalités scolaires. Enfin, dans un troisième et dernier temps, nous tenterons de comprendre comment, aujourd'hui, l'enseignement secondaire entend relever le défi démocratique.
I.
La situation décrite par Jean Hébrad dans le rapport qu'il rédige en mars 2002 ne saurait se comprendre sans référence à l'histoire du collège unique en France, au XXe siècle, comme aux principes qui l'ont guidée. Il nous paraîtra ici nécessaire de mettre en lumière essentiellement deux aspects de la question. Il s'agira d'une part d'expliciter la nature du projet démocratique que réalisera le collège unique en 1975 ; d'autre part de comprendre son articulation avec la question sociale et économique dans le contexte des années soixante.
L'école primaire française se constitue en un vaste service public au long du XIXe siècle que vient couronner et systématiser l'entreprise républicaine de Jules Ferry, avec les lois de 1881 et 1882 (gratuité, laïcité et obligation de l'instruction primaire). Cette première vague de massification scolaire s'effectue toutefois sans que les bases du lycée napoléonien ne soient réellement ébranlées : alors que le nombre d'écoliers explose, les effectifs du secondaire demeurent en effet globalement stables entre 1806 (acte de naissance de « l'Université impériale ») et les années 1890 –  autour de 90 000 lycéens répartis dans moins d'une centaine d'établissements.
Il est ainsi difficile de ne pas être frappé au commencement du siècle du contraste que dessine, au sein du système éducatif français, l'opposition de l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire. La « logique d'ordre » qu'évoque Ferdinand Buisson définit en effet l'école française comme le lien d'une ségrégation sociale fondatrice : fils du peuple et fils de la bourgeoisie ne sont pas appelés au même destin ; par suite, ils ne sauraient recevoir la même éducation. Et si la figure du « boursier » introduit dans l'école des « héritiers » (Thibaudet, La République des professeurs, 1927) quelques figures saillantes (comme un Charles Péguy par exemple ou un Edouard Herriot), l'instruction primaire n'a pour autant pour but ni d'organiser la mobilité sociale, ni d'égaliser les conditions. À l'inverse, une « logique de cycle » signifierait l'instauration d'une continuité entre deux scolarités jusqu'alors parallèles, et pour l'essentiel étanches. Elle conduirait à penser le cursus scolaire comme une même progression ouverte à tous, et permettant simultanément de rapprocher les conditions tout en cimentant la nation autour d'un même ensemble de valeurs scolaires. L'idée de « collège unique » est ainsi comprise dès l'origine comme une manière de tenir la promesse républicaine d'unité civile et politique ; le ministère de Jean Zay, en portant l'instruction obligatoire de 13 à 14 ans, ou encore le plan Langevin-Wallon (1947), en présentant l'école comme le creuset d'une nation démocratique, participèrent à l'évidence de cette ambition. Elle signifie en effet que les clivages politiques et religieux ne sont pas les seules à faire obstacle à l'union nationale : les inégalités sociales ne sauraient pas être ignorées. Et de même que les premières ont marqué l'importance de la laïcité scolaire, de même, les secondes devront lier à l'avenir accès aux études et égalité sociale.
Les exigences démocratiques n'auraient toutefois probablement pas suffi, à elles seules, à porter la massification secondaire à son terme. En cela, le bilan du collège unique ne saurait être compris par la seule considération des principes politiques ayant guidé sa réalisation. Il nous semble en outre nécessaire de considérer la nature réelle des politiques publiques conduites au tournant des années soixante.
L'allongement de l'instruction obligatoire à 16 ans (1959, réforme Berthoin), la loi sur les collèges de 1963 et le plan massif de construction qu'elle comporte (réforme Fouchet-Capelle) expriment en effet autant un souci d'étendre l'instruction secondaire à tous que de permettre, dans un contexte d'explosion économique, de hausser le niveau de qualification des ouvriers et employés français. Par la multiplication des voies de poursuite d'études (collèges d'enseignement général en 1959, collèges d'enseignement secondaire en 1963), la poursuite d'études au-delà du certificat de la « communale » constitua ainsi pour la génération des Trente Glorieuses une opportunité inédite d'ascension et de promotion sociale, tandis qu'elle représenta pour l'État lui-même un puissant levier de croissance. Il est en cela possible de définir la massification scolaire comme une mise en corrélation poussée du niveau de certification scolaire avec celui de qualification professionnelle : l'école, dans cette perspective, constitua autant un lieu d'instruction que la voie naturelle pour entrer sur le marché du travail. La démocratisation de l'enseignement devait ainsi se mettre au service de la prospérité de tous : c'était bien une manière de mettre à jour l'idéal égalitaire porté par Buisson ou Zay en l'inscrivant dans une dynamique de croissance. Nous verrons toutefois que cet étroit rapprochement entre réussite scolaire et réussite sociale pèse encore largement sur la situation, moins favorable, décrite par Jean Hébrard.
II. 
Née de la convergence entre d'une part la position de principes démocratiques et d'autre part un certain volontarisme en matière de développement économique et social, la mise en place de la massification scolaire s'est en effet accompagnée presque immédiatement de sa mise en crise. Celle-ci nous paraît par suite expliquer le retour d'une homogénéité contre-productive au sein de l'enseignement secondaire, et à l'approfondissement contemporain de la « logique d'ordres » qu'il s'agissait pourtant de dissiper. Elle nous paraît présenter un triple caractère : la crise du collège unique est en effet simultanément une crise sociale, une crise pédagogique et une crise politique.
Crise sociale tout d'abord. Car le collège unique mis en place en 1975 rencontre immédiatement un contexte social et économique dégradé. Les deux chocs pétroliers assombrissent en effet partout dans le monde occidental les années soixante-dix : elles vont marquer la fin de « l'ère de la prospérité » (Jacques Généreux) et faire entrer la France dans l'ère du chômage de masse et de la précarité. Ces mutations générales ne sont pas anecdotiques pour un système éducatif dont les capacités intégratrices tournent alors à plein régime : si en 1946, 4% d'une classe d'âge possédait le baccalauréat, ils sont en effet déjà 26% en 1981, et l'on sait que les trente prochaines années vont conduire à frôler en la matière les 80%. Or, dans l'intervalle, la société, en se rétractant, n'assure plus aux diplômés des carrières proportionnées à leur ambition et à leurs qualifications, faute d'opportunités et d'ouverture.
Dès lors, la massification scolaire semble promettre ce qu'elle ne peut plus tenir, et le discrédit, d'abord souterrain, s'étend progressivement à l'ensemble du système éducatif. On comprend alors que les familles, défiantes et circonspectes, se tournent vers des approches stratégiques du système scolaire, afin d'assurer à leur progéniture une réussite sociale qui apparaît de moins en moins comme la règle du système, mais plutôt son exception. Jeux d'options spécifiques, demandes de dérogations, crispations sociales autour d'établissements prestigieux… la compétition scolaire apparaît de plus en plus tributaire de démarches privées, laissant les familles les moins nanties ou les moins informées loin derrière. Le « délit d'initié » s'installe dans le paysage scolaire. Mécaniquement, l'école apparaît alors de plus en plus comme le relais des inégalités qu'elle prétend pourtant combattre.
Cette crise sociale et économique se double d'une crise pédagogique. Les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix la désigneront comme la « querelle de l'école », où s'opposent les tenants d'une exigence inchangée au sein du collège désormais « unique », fidèle aux missions d'instructions portées par le lycée traditionnel (position par exemple exposée dans De l'école, de Jean-Claude Milner, paru en 1984), et les « pédagogues » réclamant, sur la base du rapport Legrand, en 1984, un aggiornamento pédagogique : si l'on souhaite en effet faire véritablement du collège unique un collège pour tous, il faut d'après eux revoir une pédagogie nécessairement élitiste et exclusive, sous peine de condamner à l'échec ceux qui n'ont point été préparés à l'accueillir. Ce débat, qui divisa durablement l'école, permit aussi d'approfondir la signification qu'il convient d'apporter à la « culture civique » susceptible de nourrir une institution scolaire commune. Sans lui, la mise en place d'un Socle commun de compétences et de connaissances en 2005 menace d'être mal comprise.
Ce débat a également profondément interrogé les conséquences sociales de l'excellence scolaire en soulignant, par exemple, comment se perpétue, sous l'apparence d'un discours démocratique, une « noblesse d'État » (Pierre Bourdieu, 1981) par le biais d'institutions méritocratiques qui excluent, de fait, la majorité des élèves. La polarisation et le contraste qu'évoque Jean Hébrard prend ainsi également sa source dans un « double discours » pédagogique qui réserve parfois l'excellence et l'exigence à des établissements choisis (combien de lycées présentent par exemple encore des candidats au concours général ?) tandis que d'autres paraissent livrer à « l'occupationnel ». Cette pédagogie à deux vitesses se trouve en outre en partie prolongée, quand elle n'est pas directement commandée, par la dichotomie persistante au sein de l'enseignement supérieur entre universités et classes préparatoires.
Crise politique enfin, si l'on veut bien voir que le collège unique a également constitué une chambre d'échos et de résonances pour les tensions qui agitaient la société elle-même depuis sa mise en place. Les deux « affaires du voile » (1989 à Creil puis 2002 à Lille) ont en leur temps indiqué les fluctuations de l'institution autour des limites exactes propres à cette « culture civique » commune à tous les élèves, qui doit rattacher, selon les mots de Jean Hébrard, « chaque citoyen, au-delà des communautés singulières dans lesquelles il peut s'inscrire ».
La pression sociale engendrée par la crise de l'ascenseur social scolaire a ainsi contribué à redoubler les déterminismes économiques de discriminations religieuses ou culturelles que nous peinons parfois à saisir, en vertu de ce que le sociologue Hugues Lagrange appelle « le déni des cultures » (pour reprendre le titre de son ouvrage, paru en 2010). L'éthnicisation de certains établissements scolaires, où les élèves issus des « minorités visibles », selon l'euphémisme consacré, apparaissent en réalité en majorité doit pourtant interpeller. Comment en effet rendre crédible la promesse d'une République pour tous, quand le système éducatif semble s'accommoder d'une forme de ségrégation scolaire ? La réussite des uns et des autres engagent sur ce point davantage que des statistiques sur les trajectoires sociales : elle questionne la réalité du pacte républicain en le soumettant à l'épreuve des faits.
III
On comprend, à la lumière de ce qui précède, en quel sens le système scolaire d'aujourd'hui peut présenter les contrastes et les clivages décrits par Jean Hébrard dans son rapport. Héritière d'une histoire aussi complexe que ses ambitions furent grandes, la massification scolaire, particulièrement dans le secondaire, justifie pour partie les interrogations et même les inquiétudes du rapporteur. Il nous faut toutefois souligner également quelques-unes des réponses et des pistes de travail qui leur sont aujourd'hui opposées.
Il nous paraît en effet nécessaire d'une part de nuancer le bilan pédagogique esquissé plus haut : la culture scolaire constitue sans doute malgré tout un fond démocratique commun qui a fait l'objet depuis 2005 d'un effort de systématisation concertée. D'autre part, l'individualisation des parcours au sein d'un système plus souple et plus autonome fournit peut-être quelques raisons de ne pas désespérer de la promesse républicaine portée par l'école républicaine.
Sous le premier rapport, il convient en effet de rappeler, à la suite de la sociologue Nathalie Bulle, dans un article paru en 2012 dans les Cahiers français (« Collège unique : le bilan »), que la constitution d'un socle scolaire commun a bien été réalisée par la massification secondaire. En dépit de ses ambiguïtés et de ses échecs, le collège unique a indubitablement constitué une conquête démocratique : il a même rendu possible sa propre critique, car c'est bien sur la base d'institutions communes que les discriminations peuvent aujourd'hui être regardées, et dénoncées comme telles. Le Socle commun, en ce sens, loin d'infléchir le sens de la massification secondaire peut être compris comme un effort pour expliciter davantage encore sa source démocratique, en systématisant ses moyens en vue d'une fin plus juste et égalitaire. Sans doute l'esprit du lycée impérial subsista longtemps au sien de nos institutions secondaires, le darwinisme social des familles a également entretenu une compétition mortifère en son sein (nous l'avons vu) ; mais les clarifications pédagogiques dont la « loi sur l'avenir de l'école » (2005) furent l'objet comme l'entrée en scène officielle de compétences transversales (les piliers 6 et 7 du socle par exemple) dans les finalités scolaires autorisent de penser qu'une lente mutation est en marche.
Un second aspect propre à l'évolution actuelle des politiques publiques découle de la réflexion engagée autour des résultats des enquêtes PISA depuis une dizaine d'années. Il ressort en effet que l'homogénéité des classes constitue un frein à la réussite éducative de l'ensemble du système ; en ce sens, le traitement de l'échec par des outils comme le redoublement ou l'orientation par l'échec vers des filières « de niveau », qui a longtemps prévalu et fait le lit des discriminations évoquées par Jean Hébrard, fait désormais l'objet d'un consensus contre lui.
Nathalie Mons, rapporteuse de la grande concertation qui précéda la dernière loi d'orientation de 2013, recommande ainsi d'opposer à ces approches macro-sociologiques un traitement individualisé de l'échec scolaire, solidaire d'un véritable accompagnement éducatif. La diversité des classes, l'hétérogénéité des niveaux, ne constitue en effet des freins à la réussite qu'à la condition de s'inscrire dans une vision malthusienne et fermée de la réussite, vision qui handicape en réalité l'école dans son ensemble. En recommandant une plus grande autonomie des établissements, ainsi qu'en développant l'individualisation des parcours (par exemple grâce à la réorientation durant une année scolaire, dans le cadre de la réforme des lycées de 2010), il s'agit pour le système éducatif de sortir de l'alternative entre un collège unique par impossible homogène et un retour à une logique d'ordre peu démocratique. Sous ce rapport, les effets de concentration indéniables qu'évoque Jean Hébrard semblent davantage définir des établissements marginaux et exceptionnels (dans le privilège ou la discrimination) qu'engager une règle générale de fonctionnement : l'établissement scolaire « moyen » doit en effet permettre, dans l'esprit des réformes engagées depuis 2005, de promouvoir une hétérogénéité maîtrisée et ouverte des populations scolaires.
La massification secondaire a marqué en France le XXe siècle scolaire. Jean Hébrard nous avertit néanmoins sur les impasses et les zones d'ombre que cette métamorphose nous livre en héritage. La démocratisation scolaire ne s'est en effet pas faite sans renforcer par certains aspects les contrastes sociaux. Nous avons cherché à le comprendre en rappelant que cette histoire résulte de la convergence d'ambitions politiques très élevées et d'un volontarisme politique qui lia éducation et croissance économique. C'est ainsi sur de telles bases que l'école a pu cristalliser toutes les ambitions, et, dans un contexte de crise sociale et politique, engendrer bien des déceptions. Et il est vrai qu'établissements « modèles » et établissements « repoussoirs » coexistent dans un système se revendiquant pourtant de l'égalité.
Il nous paraît toutefois nécessaire de ne pas trouver dans un tel tableau, certes frappant, motif à destitution d'un projet de démocratisation scolaire qui, d'une part à fait indéniablement progresser l'égalité, et d'autre part ne semble pas encore parvenu à maturité.
La « culture civique » qu'une école républicaine doit transmettre suppose en effet que l'institution affine ses moyens et ses méthodes afin de se mettre au service des individus, au-delà des effets de groupes entretenus par les préjugés et les rapports de force sociaux.