L'épreuve est notée sur 20. Une note globale égale ou inférieure à 5 est éliminatoire. Durée de l'épreuve : 3 h ; coefficient 1.
Texte
Un soir d'avril, le narrateur sort se promener sous la pluie. Il entend une plainte dans l'herbe tout près de lui.
Deux grands corbeaux montèrent de l'herbe. Je les reconnus. C'étaient de ces vieux sauvages des plateaux. Les vieux durs qui ont chassé le rat ou la marmotte pendant l'hiver et qui coulent dans le printemps vers nos collines plus douces, vers des proies plus savoureuses.
Ils s'étaient haussés de l'herbe, d'un simple coup d'épaule. Juste assez pour se poser dans l'olivier.
Le gémissement reprit. Les corbeaux me regardaient. Ils se mirent à craquer tous les deux comme des branches qui se cassent. C'était un avertissement. Alors, de l'herbe, monta un freux
(1). Un gros freux râblé, de vol mou, qui s'empêtra dans une liane de vent, trébucha des deux ailes et tomba comme une épave dans le vide du vallon. Il n'y avait pas à se tromper : c'était une bête repue.
La plainte encore.
Je chassai les corbeaux à coups de pierres. Je m'approchai de l'herbe. On ne se plaignit plus. Je cherchai : il y eut un petit tressaillement du fourré qui me guida. C'était une hase
(2). Une magnifique bête toute dolente et toute éperdue. Elle venait d'avoir ses petits, tout neufs. C'étaient deux éponges sanglantes, crevées de coups de bec, déchirées par le croc du freux. La pauvre. Elle était couchée sur le flanc. Elle aussi blessée et déchirée dans sa chair vive. La douleur était visible comme une grande chose vivante. Elle était cramponnée dans cette large plaie du ventre et on la voyait bouger là-dedans comme une bête qui se vautre dans la boue.
La hase ne gémissait plus.
À genoux à côté d'elle, je caressais doucement l'épais pelage brûlant de fièvre et surtout là, sur l'épine du cou où la caresse est plus douce. Il n'y avait qu'à donner de la pitié, c'était la seule chose à faire : de la pitié, tout un plein coeur de pitié, pour adoucir, pour dire à la bête :
— Non, tu vois, quelqu'un souffre de ta souffrance, tu n'es pas seule. Je ne peux pas te guérir, mais je peux encore te garder.
Je caressais ; la bête ne se plaignait plus.
Et alors, en regardant la hase dans les yeux, j'ai vu qu'elle ne se plaignait plus parce que j'étais pour elle encore plus terrible que les corbeaux.
Ce n'était pas apaisement ce que j'avais porté là, près de cette agonie, mais terreur, terreur si grande qu'il était désormais inutile de se plaindre, inutile d'appeler à l'aide. Il n'y avait plus qu'à mourir.
J'étais l'homme et j'avais tué tout espoir. La bête mourait de peur sous ma pitié incomprise ; ma main qui caressait était plus cruelle que le bec du freux.
Une grande barrière nous séparait.
Oui, en commençant, j'ai dit : « Et pourtant, moi… » Ce n'est pas de la fatuité, c'est de la surprise, c'est de la naïveté.
Moi qui sais parler la langue des mésanges, et les voilà dans l'escalier des branches, jusque sur la terre, jusqu'à mes pieds ; moi que les lagremuses
(3) approchent jusqu'à m'avoir peint à l'envers sur les globes d'or de leurs yeux ; moi que les renards regardent ; et puis d'un coup ils savent qui je suis et ils passent doucement ; moi qui ne fais pas lever les perdreaux, mais ils picorent sans lever le bec ; moi qui suis une bête d'entre elles toutes par ce grand poids de collines, de genévriers, de thym, d'air sauvage, d'herbes, de ciel, de vent, de pluie que j'ai en moi ; moi qui ai plus de pitié pour elles que pour les hommes, s'il en est un pour qui la grande barrière devait tomber…
Non, elle est là. Il en a fallu de nos méchancetés entassées pendant des siècles pour la rendre aussi solide.
Jean Giono, « La grande barrière », Solitude de la pitié ,1932.