Sujet
L'épreuve est notée sur 20. Une note globale égale ou inférieure à 5 est éliminatoire. Durée de l'épreuve : 3 h ; coefficient 1.
Texte
Si je vous racontais, par exemple, comment je suis descendue aux enfers du P souterrain d'un grand magasin ? Enfer encore en construction et déjà en marche. La construction d'une catastrophe, une de ces visions à partir desquelles cela bouge en moi, comme une inquiétude. J'essaye de la raconter, je ne me fais pas comprendre, on ne m'écoute pas, mal, on dit oui, oui… Cela ne se met pas en mots, ne reste exprimé que dans mon langage intime seul. J'ai vécu une descente aux enfers que je ne sais pas dire.
J'y suis entrée en voiture par un trou dans le trottoir, à la suite d'autres voitures, suivie par d'autres voitures. Une fois cette route prise, plus de retour, on est coincé. Odeur de catastrophe. Catacombes étroites, grises de murs et de faibles lumières. On les toucherait de la main, ces murs et plafonds.
Stop : un automate-distributeur de tickets vous guette. Ticket en main, la voiture se présente au bras mécanique de la barrière, le bras se lève et prend la forme d'un gibet pour une personne : vous pouvez passer dessous et sortir du Purgatoire. Alors éclate un bruit d'enfer comme il se doit puisqu'on y est, et la voiture roule lentement… entre dans une zone élargie où il vous est conseillé par écrit de prendre la première place disponible (il y a donc des enfers complets ?). On tourne. On tourne encore dans le ventre d'un serpent-dragon souterrain enroulé sur lui-même. Il a avalé toutes les voitures rangées côte à côte, vers les murs. Quelques humains à pied, ces piétons pour qui des passages, pattes du monstre-serpent-dragon-énorme lézard, sont creusés vers l'extérieur.
La première place disponible ? Et si on vous obligeait de tourner, de vous enfoncer de plus en plus profond jusqu'à ce qu'il en apparaisse une ? Si on ne vous permettait pas de gagner la sortie autrement qu'en ayant disposé d'une place ? Ça prendra le temps qu'il faudra, un jour, un an… Parking rouge… Parking vert… Au Luna-Park de ma tendre jeunesse, j'aimais avoir peur dans une baraque avec l'étroit couloir où le sol se dérobait sous mes pieds et où ici et là s'ouvraient des visions d'épouvante. Il n'y a pas de Luna-Parking ici, ce n'est pas pour jouer que des petits piétons étrangement vulnérables et furtifs et mous, fuient ou courent après quelque chose, quelqu'un, et les voitures sont des poissons morts abandonnés sur une banquise malsaine.
483 ! ma place disponible porte au-dessus, sur le mur d'un gris menaçant, ce gros numéro. Je ne dois pas l'oublier, ce numéro, on me prévient, on me dit de ne pas l'oublier. Je n'ai pas de quoi écrire. Ma pauvre tête. Des portes. Des ascenseurs. Tous, ils descendent. Plus bas, plus bas, selon la flèche comme le pouce de César. D'après le temps qu'ils mettent pour revenir et tout ce monde qui s'y entasse, ces ascenseurs sont descendus au cœur de la terre, ils risquent de la traverser de part en part. À peine est-on dedans, qu'ils vous arrachent de votre petit quatrième en dessous, sans que personne n'ait fait quelque chose pour cela, leurs portes pincent les derniers arrivants, et les passagers-piétons se précipitent pour libérer les coincés de leur prise. Sortie générale, c'est écrit.
Elsa TRIOLET, La Mise en mots, 1969.
I. Étude de la langue
1. Quels indices orthographiques permettent au lecteur, dans les deux premiers paragraphes, d'identifier le genre du narrateur ou de la narratrice ?
2. Justifiez l'orthographe des terminaisons soulignées dans les extraits suivants :
- a. …on est coincé. (paragr. 2)
- b. …toutes les voitures rangées côte à côte… (paragr. 3)
- c. …ici et là s'ouvraient des visions d'épouvante. (paragr. 4)
- d. …tout ce monde qui s'y entasse (paragr. 5)
3. Relevez les pronoms personnels employés dans les extraits suivants.
- a. Indiquez leur fonction grammaticale.
- b. Commentez leur emploi en vous appuyant sur ces extraits et sur l'ensemble du texte.
« Si je vous racontais, par exemple, […] »
(paragr. 1).
« Une fois cette route prise, plus de retour, on est coincé. […] »
(paragr. 2) …
« un automate-distributeur de tickets vous guette. »
(paragr. 2)
4. Analysez les propositions de la phrase suivante :
« J'essaye de la raconter, je ne me fais pas comprendre, on ne m'écoute pas, mal, on dit oui, oui… »
(paragr. 1)
5. Quelle est la nature de chacune des deux expansions du nom soulignées ? Proposez pour le nom couloir une autre expansion de nature différente.
« … l'étroit couloir où le sol se dérobait sous mes pieds … »
(paragr. 4)
6. Comment peut-on expliquer le passage au présent dans les lignes suivantes ? Réécrivez cet extrait en le transposant au passé.
Stop : un automate-distributeur de tickets vous guette Ticket en main, la voiture se présente au bras mécanique de la barrière, le bras se lève et prend la forme d'un gibet pour une personne : vous pouvez passer dessous et sortir du Purgatoire. (paragr. 3)
7. Quelles sont les marques du type interrogatif dans le texte ? Comment comprenez-vous ici l'emploi des phrases interrogatives ?
II. Lexique et compréhension lexicale
1. Analysez la formation du nom « inquiétude ». (paragr. 1)
2. Expliquez en contexte le sens de l'adjectif « vulnérable » :
« …des petits piétons étrangement vulnérables et furtifs et mous… »
(paragr. 4)
3. Comment le lexique employé dans le texte construit-il peu à peu l'image des enfers ?
III. Réflexion et développement
Le gigantisme technologique est-il associé à la défaite de l'humain ?
Vous présenterez votre réponse de façon structurée et argumentée en vous appuyant sur le texte d'Elsa Triolet ainsi que sur l'ensemble de vos connaissances personnelles et de vos lectures.