Abbé Lemire, Le débat de 1908
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Introduction

Introduction

Jules-Auguste Lemire (1853-1928) est une figure de la démocratie chrétienne et sociale – il est un des fondateurs des jardins ouvriers, milite pour l'assistance médicale gratuite et les allocations familiales. Élu député dans le Nord de 1893 à 1928 (sous l'étiquette gauche radicale à la fin de sa vie), maire de Hazebrouck à partir de 1914, il a été grièvement blessé par l'attentat anarchiste de Vaillant contre les députés réunis en séance à la Chambre. Il demande pourtant sa grâce au président, en vain. L'abbé Lemire prend la parole au nom des catholiques.
Le débat de 1908

Le débat de 1908

La recrudescence des crimes, leur atrocité ont jeté dans le public une émotion profonde que je partage, que je ressens plus que n'importe qui, parce que nombre de ces crimes ont été commis dans le Nord et le Pas-de-Calais et que leurs auteurs vivaient au milieu de ma circonscription. Aussi je tiens à marquer immédiatement comment se pose le débat devant la Chambre. Il ne s'agit pas du tout d'énerver la répression ou de désarmer l'autorité. Ce serait le plus grave des dangers qu'on puisse faire courir à la société française, car, le jour où la société ne punirait plus avec l'impartialité et l'impassibilité qui sont nécessaires, les particuliers se feraient justice avec l'atrocité de la colère. Si les circonstances, les émotions momentanées ou locales sont telles qu'elles pèsent sur nous pour nous rappeler la gravité de ce débat et nous empêcher de céder à je ne sais quel sentimentalisme de 1848 ou de constance évangélique, elles ne doivent pas non plus, dans cette grande assemblée, provoquer ce que j'appellerai un fléchissement de sagesse, de prévoyance et de sang-froid. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)
La question qui se pose n'est pas de savoir si les socialistes sont les camarades des assassins, ou si les conservateurs sont les frères du bourreau. Il ne s'agit pas de savoir si on punira ou si on ne punira pas. La question est de savoir si la France est arrivée à ce point précis qu'elle puisse, d'accord avec ses vrais principes de nation généreuse et humaine, supprimer en ce moment la peine de mort. Je crois, faisant abstraction d'une situation douloureuse, mais que, pour l'honneur de mon pays, je veux regarder comme exceptionnelle, je crois que nous pouvons, dans cette assemblée, écouter la voix de la raison et de la sagesse et, quand je l'écoute, il me semble que la suppression de la peine de mort s'impose parce que son application me paraît à moi, d'une efficacité douteuse, d'une justice imparfaite, d'une portée sociale insuffisante. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
Voilà bien longtemps que ce débat est ouvert. J'ai lu comme tout le monde le rapport documenté, un peu flottant et un peu indécis, de l'honorable M. Cruppi ; j'ai lu aussi et entendu les déclarations fermes et tranchantes du nouveau rapporteur, M. Castillard. Nous avons suivi cette discussion avec l'attention qui convient à des hommes qui y voient non pas une question politique dans laquelle la monarchie ou la république soient intéressées, mais un grave devoir de conscience personnelle, comme l'a dit M. le garde des Sceaux. Je vous le déclare, messieurs, sincèrement, loyalement, je n'ai été convaincu, ni par les raisonnements des philosophes, et des moralistes – sur cette question ils n'osent pas se prononcer et abandonnent la solution au gré des mœurs, des circonstances ou des principes qui dominent dans un pays – ni par l'étude des législations voisines dont les unes ont maintenu la peine et dont les autres l'ont supprimée, tout en obtenant des résultats à peu près identiques, ni parles résultats de la statistique. Après avoir assisté à cette bataille de chiffres, nous avons pu constater qu'ici comme en beaucoup d'autres questions, on trouve dans les statistiques ce qu'on y cherche ; le spectacle est dans le spectateur.
Après tout ce débat, je reste indécis. Quand il s'agit de savoir quelle est l'influence de l'échafaud sur la criminalité, j'en suis réduit, comme M. Jaurès le disait, à des considérations subjectives, à des raisonnements personnels. Évidemment, nous tous qui sommes de braves gens, nous tenons compte de la guillotine ; nous avons quelque souci du bourreau, nous nous inquiétons du prix de la vie. Mais il est bien hasardeux de faire la psychologie du criminel et de dire à quels mobiles il obéit. Il est même possible que la perspective de la guillotine soit cause que ce malheureux engage la bataille contre la société avec forfanterie, et qu'il lui dise par bravade : « Tu ne ménageras pas ma vie, je ne ménagerai pas celle des tiens. Puisque la vie est un enjeu, entre nous, j'accepte le risque ! Je tue, et je m'offre à la mort si on peut me prendre ! Si la vie n'est pas sacrée pour vous, elle ne l'est pas pour moi. » Je crains que ce raisonnement ne soit celui de certains criminels.
En tout cas, après tout ce que j'ai entendu, je reste indécis, perplexe, et je déclare que dans le doute, dans l'indécision, le maintien de la vie humaine me paraît s'imposer. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Quand je n'ai pas de raison absolue, tranchante, irrésistible, j'écoute la vieille loi qui me dit à moi, société, comme elle dit à tout être raisonnable : « Tu ne tueras pas » ; et je ne me résigne pas à l'échafaud. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Mais, dira-t-on, cet homme a tué le premier. Il a commencé. Œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie ; c'est la justice. Le talion, c'est la justice. Ah ! Messieurs, c'est une pauvre justice, apparente, extérieure, rudimentaire, dont une société civilisée ne peut pas se contenter, dont personne ne peut dire qu'elle établisse une équivalence vraie entre la faute et le châtiment. Il n'y a pas égalité entre la mort d'un scélérat et les homicides successifs qu'il a commis ; il n'y a pas d'égalité vraie entre les tortures que ce scélérat a infligées, entre les hideuses profanations dont il a sali sa victime, et une minute de crispation ou d'étourdissement ; il n'y a pas d'égalité entre la mort d'un être obscur et méchant et celle des gens innocents, des pères de famille, des enfants, des femmes, des vieillards qu'il a sacrifiés. Non, le talion n'est pas la justice, le talion n'est pas l'égalité ; c'est une pure apparence ; cela ne suffit pas ; c'est une justice trop imparfaite. On a bien dit que la peine de mort présente un grave inconvénient, qu'on n'est jamais sûr qu'elle soit appliquée au vrai coupable. M. Deschanel surtout a insisté sur cet argument des erreurs possibles. Ce n'est pas, je l'avoue, ce qui me décide à la repousser.
Les sociétés humaines ne sont pas fondées – que mon honoré collègue me permette de le lui dire – sur l'infaillibilité. S'il fallait attendre que l'infaillibilité triomphe et règne seule dans les choses d'ici-bas, nous ne pourrions guère prendre de décisions ; en tous cas, nous donnerions trop évidemment tort à la masse des peuples qui ont maintenu la peine de mort. Ils sont convaincus, en effet qu'il y a des certitudes possibles, et qu'en s'entourant de toutes les précautions, on peut atteindre le vrai scélérat. Je le répète, ce n'est pas là ce qui m'impressionne le plus ; ce n'est pas le risque d'erreur qui me fait dire que la justice de la guillotine est imparfaite.
L'argument qui me détermine, c'est que la mort, pour l'individu qu'elle frappe, crée pour lui l'irréparable. La société n'a pas fait tout son devoir quand elle met cet homme à part, qu'elle l'isole, qu'elle l'empêche de nuire et qu'elle lui inflige un châtiment. Il y a dans sa faute un double manquement, une double culpabilité. Il a commis, extérieurement, un attentat contre la société ; mais il a aussi en lui-même, dans l'intérieur de sa conscience, fait un attentat contre la morale. Or, la justice complète demande que vous mettiez cet homme à même de se réconcilier avec la loi morale. Il a une volonté, une intelligence, un cœur, une conscience qui doivent pouvoir se réveiller et revivre, d'une vie honnête. C'est parce qu'il a cette volonté, cette intelligence, à qui il faut donner le temps de se redresser, c'est parce qu'il est une personne humaine à qui il faut ménager la possibilité de se reconnaître, que la peine de mort est si grave et si dangereuse. Elle coupe court à tout relèvement ! Quand j'entendais mon collègue M. Barrès dire, l'autre jour, que le scélérat n'est plus une personne, qu'il est une chose, un rouage qui fait grincer la machine, un membre gangrené, une branche pourrie, et qu'on peut le supprimer avec tranquillité dans l'intérêt du tout, de la collectivité et de l'arbre social, je comprenais tout le danger d'une pareille doctrine. Et ce n'étaient pas mes préoccupations de catholique ou de prêtre, monsieur Barrès, qui me rendaient inquiet, c'étaient mes sentiments d'honnête homme (Applaudissements à gauche), d'homme appartenant à cette civilisation moderne à laquelle vous appartenez et dont je me réclame ici. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) Quand je monte à cette tribune, j'y viens comme homme et comme Français, j'y viens le moins possible comme catholique ou comme prêtre, car cela ne vous regarde pas. Quand j'y viens comme homme et comme Français, c'est parce que je tiens, moi, en particulier, et plus que vous, étant suspect, parce que catholique, d'intolérance et d'exclusivisme, à être d'accord avec mon temps et avec mon pays ; je tiens, plus que vous, à profiter des droits de l'homme que les principes modernes ont reconnus à tous. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) Dans un pays comme le nôtre, tout le mouvement de la civilisation nous porte vers une reconnaissance de plus en plus grande de la dignité humaine, où nous voulons que l'homme soit le moins possible violenté, froissé, et qu'il puisse consentir à toutes les exigences et à toutes les conditions sociales, consentir par le vote, à l'autorité ; par l'élection, à la loi ; à l'impôt lui-même ; par les charges personnelles sur le revenu, par les syndicats et les contrats collectifs, au travail et à ses conditions, je crois que logiquement nous devons arriver, à ce que l'homme puisse aussi donner son consentement à la peine qu'il subit ! (Mouvements divers.)
Utopie et rêve ! me dira-t-on. Ce n'est pas vrai. Vous ne savez pas si ce misérable, qui est au bagne ou dans la cellule d'une prison, n'a pas, précisément grâce à la réflexion qui lui est possible, finit par reconnaître que la loi morale est bonne et qu'elle est juste et qu'il a eu tort de l'enfreindre, et qu'il redeviendra meilleur à ses propres yeux en l'acceptant, en rougissant de honte, en étant torturé de remords. Vous ne savez pas si vous si vous n'avez pas remporté cette victoire, la plus belle de toutes, qui consiste à triompher du mal dans une conscience humaine et à lui faire accepter la justice !
Je sais, messieurs, qu'en parlant ainsi, j'ai l'air de n'être qu'un écho de l'élégante voix que vous venez d'entendre, je sais que l'on peut dire : Voilà l'abbé Lemire d'accord avec les socialistes, avec M. Jaurès ! Messieurs, je ne cherche pas avec qui je suis et personne ne doit chercher avec qui il est ; on doit tâcher d'être d'accord avec soi-même, et cela suffit. (Très bien ! très bien ! à gauche.) M. Jaurès nous a interpellés tantôt, nous, les catholiques et il a dit que notre religion devrait suffire pour nous écarter de l'échafaud. Je n'avais pas à attendre son invitation pour connaître mon devoir. Mais parce qu'il l'a faite, je ne suis pas dépouillé de mon droit de l'accomplir ! Eh ! messieurs les droitiers, parce que les socialistes tiennent dans leurs mains les fruits d'or de mon vieil Évangile, est-ce une raison pour moi d'en oublier les origines et d'en méconnaître la captivante beauté ?
Vous ne me ferez pas tourner le dos aux conclusions sociales des doctrines qu'a proclamées mon unique maître, celui que, dans cette Chambre, on peut toujours saluer avec admiration, alors même qu'on ne se met pas à genoux devant lui, parce que l'humanité lui est reconnaissante d'avoir rempli son évangile d'une pitié profonde pour tous les rebuts de la terre et des pardons immenses pour toutes les fautes. Ce n'est pas moi qui aurais apporté cette déclaration à cette tribune ; je n'aime point à recourir à des arguments qu'on appelle confessionnels ou personnels. Mais, si d'autres l'ont fait, ça n'est pas une raison pour que, parlant à mon tour, je ne fasse pas écho à ce qui est dans ma conscience. Oh ! quelque chose me peine, me navre. C'est qu'on présente le catholicisme comme vide de pitié, vide de sentiment humain ! À la fin de son discours, M. Jaurès a jeté cette pierre dans le jardin de l'Église ; je ne crois pas qu'il veuille l'y laisser. Il a trop bien rappelé les principes d'universel pardon et de relèvement toujours possible, pour que nous ne soyons pas d'accord jusque dans les conclusions extrêmes. L'honorable M. Jaurès sait très bien que notre religion chrétienne, que notre vraie religion catholique n'est pas le cléricalisme racorni. (Applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.) Non, messieurs, non, je ne mérite pas vos applaudissements. (Si ! si ! à l'extrême gauche. – Bruit à droite.) Je dis une chose qui est tellement certaine qu'elle devrait s'imposer partout, qu'il ne faudrait même point rappeler.
Non ! notre religion chrétienne, notre catholicisme français n'est pas, messieurs les traditionalistes (Exclamations à droite), cette chose figée, cette tradition formaliste qu'on nous apporte ici pour nous garrotter dans je ne sais quelle combinaison politique ; elle n'est pas cela, elle n'est même pas, messieurs les académiciens, messieurs les dilettantes… (Vifs applaudissements à l'extrême gauche.)
M. COLLIARD
Vous donnez une bonne leçon aux républicains !

M. LEMIRE
… elle n'est même pas, monsieur Colliard, ce beau décor de fond de théâtre, peint par un artiste de passage, pour un spectacle d'un jour. Ce ciel d'esthétique n'est pas mon ciel à moi ! Ma belle religion à moi, elle ne veut être comparée qu'au ciel vivant et mouvant qui nous entoure, où il y a du soleil, de la pluie, des nuages et de l'azur ! Ma religion veut que je sois de mon siècle et de mon temps, et je m'en réjouis. Quand donc on soutient ici des doctrines qu'on nous attribue à tort, je les redoute, je sens passer derrière elles le fatalisme et le matérialisme. Je n'en veux sous aucun prétexte ; je suis soucieux de mon orthodoxie, mais je ne veux pas qu'on ajoute à tous les dogmes, le dogme du bourreau obligatoire.

Nécessités sociales que tout cela, a-t-on dit ! Comme si l'individu était fait pour la société et non la société pour l'individu. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)
Que fait-on messieurs ? On formule les implacables théories au nom desquelles on a ensanglanté l'histoire depuis la Saint-Barthélemy jusqu'à la Terreur. […] On a affirmé que la raison d'État, qui a toujours existé, suffisait à justifier le bourreau. La société aurait le droit – et on l'a revendiqué à cette tribune – de supprimer quiconque la gêne, d'enlever le rouage qui fait grincer l'ensemble, de couper les branches pourries, les membres gangrenés. On renverse toutes choses ! L'éminente dignité de la personne humaine, proclamée par tout ce qui réfléchit, n'existe plus ! L'individu n'est plus cette fin de grandeur et de noblesse qui doit être poursuivie toujours. On tourne le dos à la doctrine des droits de l'homme. Pour ne pas faire cela, je demande que même dans un homme couvert de tous les mépris et de toutes les hontes, accablé de toute la colère et de toutes les insultes ou de la presse ou de la foule, dans cet homme qu'on n'ose plus regarder parce qu'il est devenu tellement odieux que celui qui le regarderait avec pitié semblerait un complice, dans cet assassin, dans ce scélérat, je demande, au nom des droits de l'humanité, ue vous respectiez la personne, et que vous lui donniez le temps (Applaudissements à l'extrême gauche) de se ranimer, de se ressaisir et de traîner sa honte, de sentir son remords accablant jusqu'à la tombe. C'est un droit que je lui reconnais, et c'est pourquoi je ne veux pas de la peine de mort.
[…]
Mais je voudrais bien dire encore un mot sur la portée sociale de l'échafaud ! Il a une portée sociale d'épouvantement, de terreur ; personne ne refuse de le reconnaître. La peine est courte, radicale, expéditive. Rien de plus commode pour se débarrasser d'un scélérat de façon qu'on n'en parle plus. Mais je crains que dans ce geste brusque il n'y ait le vague désir de se soustraire au reproche importun qu'est l'assassin vivant. Cet homme, on nous l'a dit tantôt, on ne le répétera jamais assez, n'est pas un produit isolé, une croissance sans racines. Avant de le frapper, il est juste que le législateur rentre dans sa propre conscience ! Je ne prétends pas que nous puissions par nos lois empêcher tous les crimes ; il y aura toujours des gens passionnés, haineux, mécontents et révoltés.
Il n'existe pas en ce monde de moyen efficace pour empêcher l'assassinat. Mais il y a dans ceux qui se commettent des responsabilités qu'il faut reconnaître : je ne veux parler que de celles qui nous concernent. On a parlé de l'alcoolisme. Je ne suis pas de ceux qui regardent l'alcoolisme comme le bouc émissaire sur lequel il faut mettre tous les péchés d'Israël. Un poison rend furieux, mais il n'explique pas tous les vices. On a raison de nous demander la suppression de l'absinthe. Mais nous devons faire plus. On a parlé des faubourgs et des grandes villes. M. le garde des Sceaux en particulier a déclaré à cette tribune que c'est là surtout que l'alcoolisme faisait des ravages ; il en fait aussi ailleurs. Nous oublions trop l'effrayante multiplicité des cabarets. Or, ce n'est pas seulement dans les villes tumultueuses, c'est au fond de nos campagnes les plus retirées – dans nos pays du Nord nous en savons quelque chose – qu'à la faveur d'une enseigne trompeuse et alléchante on a laissé s'ouvrir de véritables cavernes de brigands, des bouges d'infamie où une mégère boueuse attendait la bande qui organisait le pillage et revenait avec le butin. Elle, la harpie sinistre, leur donnait ses faveurs au prix du sang versé. Et ces taudis infâmes sont connus ; ils payent patente, et ce sont ceux-là qui devraient être fermés. (Très bien ! très bien !)
On a parlé de la répression générale. Que de malheureux, que de coupables sont entrés dans nos prisons et, le jour où ils en sortaient, apparemment libérés, ils restaient liés au crime ; ils restaient captifs, prisonniers de ceux qui, dans l'intérieur de ces prisons, leur avaient fait faire l'apprentissage de toutes les scélératesses et vis-à-vis desquels ils avaient pris un engagement de fidélité, engagement d'autant plus redoutable que celui qui l'avait reçu était plus cruel ; et, d'autre part, ces malheureux jeunes gens, une fois revenus dans la société, étaient traités comme des parias ; ils n'étaient acceptés nulle part, ne pouvant trouver ni asile ni travail. Qu'arrivait-il ? qu'arrive-t-il tous les jours ? Pour peu qu'ils voient la justice fermer les yeux et les oreilles sur les criminels de haut parage qui passent la frontière, laissant derrière eux des ruines et du sang, et les ouvrir et réserver ses duretés pour les gens de rien, ils cessent de compter avec elle et de lui donner confiance ou respect. Ajoutez à cela que, spectateurs du prestige et de l'honneur que la société accorde au duel, ils se disent qu'ils en profiteront, eux aussi ! Ils raccourcissent de quelques pouces cette épée : ils en font un couteau ; aux barrières de Paris, ils engagent entre eux des combats, ils se taillent une justice de forfanterie ; pour eux la honte et le bagne, pour les autres le crédit, presque l'admiration ! Êtes-vous étonnés qu'il y ait une recrudescence des crimes ? (Très bien ! Très bien ! à l'extrême gauche.)
On nous dit : Écoutez les pétitions des jurys. Oui, j'écoute ce qu'ils disent, mais je vois aussi ce qu'ils font ! Et en les voyant, tour à tour, avares de pitié et prodigues de circonstances atténuantes, selon que la marée du crime monte ou descend, s'approche ou s'écarte, je suis bien tenté de croire que l'exécutif qu'est le jury rejette sur le législatif que nous sommes la responsabilité de ses propres flottements et de ses propres variations. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.) Et je ne veux garder de ces pétitions qu'une chose ; le besoin d'une refonte générale de notre système pénitentiaire.
[…]
Je songe aussi aux courants irrésistibles qui peuvent emporter les foules à certaines heures tragiques et les égarer ! Je me souviens de l'anarchiste Vaillant qui avait terrorisé la Chambre. Je suis allé à la Roquette et à l'Élysée ; je n'ai été reçu ni d'un côté, ni de l'autre ; c'était l'heure de l'obstination qui se révolte et de la société inquiète qui se défend. Je me suis demandé depuis lors si, dans les collectivités, à certaines heures, il ne passe pas certaines émotions tellement fortes, tellement obsédantes, qu'alors même qu'on s'imagine écrire sous la dictée de l'impartiale justice, en définitive on ne fait qu'obéir à de secrètes et inconscientes suggestions personnelles. Je crains ces mouvements des foules, et c'est pourquoi, voyant là-bas, dans cette salle d'assises, ce malheureux, ce scélérat, résidu de je-ne-sais-quoi, résultante de je ne sais qui, pour qui son avocat angoissé jette un cri de détresse, je me dis que tout n'est pas exagéré dans le cri de cet homme qui vient dire à la société : Il y a trop d'injustice en haut, trop de misère en bas, trop de désordres partout, pour qu'on me frappe moi, tout seul, pour qu'on en finisse en me supprimant.
C'est pourquoi, messieurs, par souci de la punition moralisante, par attachement aux mesures préventives plus nécessaires que la répression, par crainte de rigueurs irréparables et qui ne seraient absolument justifiées, je crois devoir voter contre la peine de mort.
À la place d'une société dominée par le sinistre échafaud sanglant, je voudrais une société couronnée par la possibilité indéfinie du remords, du repentir et de l'expiation ! Cela me paraît plus humain et plus digne de la France. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)
Article « Peine de mort. Débat parlementaire de 1908 », site http://www.criminocorpus.cnrs.fr, pp. 25-264.