Fragments d'autoportrait : Renard, Journal
Dernier essai le - Score : /20
23 novembre. Le poète n'a pas qu'à rêver : il doit observer. J'ai la conviction que par là la poésie doit se renouveler. Elle demande une transformation analogue à celle qui s'est produite dans le roman. Qui croirait que la vieille mythologie nous opprime encore ! A quoi bon chanter que l'arbre est habité par le Faune ? Il est habité par lui-même. L'arbre vit : c'est cela qu'il faut croire. La plante a une âme. La feuille n'est pas ce qu'un vain peuple pense. On parle souvent des feuilles mortes, mais on ne croit guère qu'elles meurent. A quoi bon créer la vie à côté de la vie ? Faunes, vous avez eu votre temps : c'est maintenant avec l'arbre que le poète veut s'entretenir.
Pour faire certaines sottises, nous devons ressembler à un cocher qui a lâché les guides de ses chevaux et qui dort.
Tu ne seras rien. Tu as beau faire : tu ne seras rien. Tu comprends les plus grands poètes, les plus profonds prosateurs, mais, bien qu'on prétende que, comprendre, c'est égaler, tu leur seras aussi peu comparable qu'un infime nain peut l'être à des géants.
Tu travailles tous les jours. Tu prends la vie au sérieux. Tu crois en ton art avec ferveur. Tu ne te sers de la femme qu'avec réserve. Mais tu ne seras rien.
Tu n'as pas le souci de l'argent, du pain à gagner. Te voilà libre, et le temps t'appartient. Tu n'as qu'à vouloir. Mais il te manque de pouvoir.
Tu ne seras rien. Pleure, emporte-toi, prends ta tête entre tes mains, espère, désespère, reprends ta tâche, roule ton rocher. Tu ne seras rien.
Ta tête est bizarre, taillée à grands coups de couteau comme celle des génies. Ton front s'illumine comme celui de Socrate. Par la phrénologie, tu rappelles Cromwell, Napoléon et tant d'autres, et pourtant tu ne seras rien. Pourquoi cette dépense des bonnes dispositions, de dons favorables, puisque tu dois ne rien être ?
Quel est l'astre, le monde, le sein de Dieu, la nouvelle vie où tu compteras parmi les êtres, où l'on t'enviera, où les vivants te salueront très bas, où tu seras quelque chose ?