Jules Vallès, L'Argent
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Proudhon a raison, si bien raison que chacun, jeune ou vieux, dans l'armée des vaillants, parmi ceux que préoccupe l'avenir de la France et du monde, chacun laisse, pour un temps, les récréations frivoles de la littérature, ses distractions inutiles et ses leçons banales, pour se tourner, la raison en avant, vers l'étude de ces problèmes économiques dont la solution importe tant à la France, pauvre pays si souvent victime de sa légèreté, de son enthousiasme et de son ignorance opiniâtre !
Pour nous, qui avons été mêlés à cette vie agitée, habitués à la hausse et à la baisse, tour-à-tour acheteurs, vendeurs, actionnaires, nous n'avons point voulu en écrivant ce livre, faire un panégyrique, on le verra ; mais nous ne sommes point un ennemi systématique de la Bourse. Nous ne venons pas louer ou blâmer, crier bravo, crier raca, mais expliquer les faits, analyser les opérations, observer les choses et les hommes, montrant, par ci, par là, les trucs, rubriques, ficelles, pièges à loup, éclairant le coin dangereux, où le client sérieux ou non, riche ou pauvre, Macaire ou Germeuil, est pillé, carotté, saigné.
Qu'on ne s'y trompe pas ! Le spectacle des petits et des grands dangers, des floueries mesquines et des honteuses manœuvres, ce spectacle doit blesser les délicatesses d'un esprit prudent et honnête ; mais faut-il, sans pénétrer plus avant, fermer les yeux et sonner la Saint-Barthélemy de la Bourse !
C'est un terrain dangereux, dirons-nous avec les hommes sérieux, qu'irrite la voix dure et cruelle des spéculateurs. C'est là que les fils de familles, les gentilshommes et les petits bourgeois viennent dans un jour, dans une heure, perdre le patrimoine héréditaire, le capital amassé sou à sou par la sagesse paternelle, sans que rien puisse les arrêter, sans qu'il soit possible de rester sourd au bruit de l'or qui frétille et des écus qui dansent. C'est là, qu'on oublie les lois heureuses de la prudence, quelquefois les premiers devoirs, laissant sur les degrés de la nouvelle maison de jeu son honneur et sa réputation. C'est là que les malheurs de la patrie sont acceptés par une hausse de 5 francs. Quelquefois, dit-on, les historiens se trompent et c'est la Bourse qui a raison. Quoiqu'il en soit, il est dangereux pour les peuples, dangereux pour les individus, de sacrifier à la cupidité les idées d'honneur que Dieu met dans les cœurs et dans le pli des drapeaux.
Il est, sur le sol mouvant de la Bourse, des égoïstes cruels, des charlatans habiles, qui engagent dans des chemins obscurs, dangereux, sans issue, la foule moutonnière, et détournent, à leur profit seulement, le cours des fortunes privées et des richesses publiques. Que ceux-là soient flétris, condamnés ; qu'ils deviennent la risée de tous, qu'ils amassent, avec des écus volés, des trésors de honte, et que les hommes loyaux s'irritent ! c'est justice.
Il est dans l'histoire des sociétés fondées depuis trente ans, des exemples déplorables de compagnies à jamais discréditées, ruinées par l'inconduite des chefs. Des idées excellentes, d'heureux projets, utiles pour l'actionnaire, utiles pour le pays, ont ainsi sombré sur cet Océan dangereux, dont les flots engloutissent les mourants et les blessés, sans que rien ne surnage.
Oui, la Bourse a été le théâtre de bien des infamies, de bien des maladresses, et l'actionnaire, ce malheureux actionnaire a été joué, exploité, pressé, dévalisé. Pauvre diable !
Mais après tout, sur ce champ de bataille, semé de débris, pavé d'or, tapissé de billets de banque, c'est comme dans la vie, une lutte, un combat. Au plus fort le succès, au plus fin les bénéfices : les lois de la guerre, Vœ victis !
Là, plus qu'ailleurs, nous le savons, peuvent agir la fraude, la perfidie, et ces dames ne se gênent pas, font des leurs, s'en donnent à leur aise ! leurs serviteurs sont, la moitié du temps, de bonnes gens que l'autorité de leur nom et de leur fortune met à l'abri de plus d'un revers et sauve de plus d'un reproche.
Cependant, si l'imbécile qui a pris des actions sur la Gastronomie, gérant M. Ventre, a perdu son argent, devons-nous verser sur son malheur un torrent de larmes, et n'est-ce point une juste punition de sa folie ?
Le conte de Jérôme-Pâturot est une vérité.
Tout actionnaire dans la société générale de Gastronomie a droit à un dîner à cent sous par tête, comme disent les provinciaux, et ces provinciaux alléchés prennent des actions. Les agents de change des grandes villes qui viendront voir l'Exposition universelle, les bons habitants de la Gascogne et de la Bretagne se lancent, s'intéressent dans l'affaire. Encore une fois, si ceux-là ont perdu leurs pauvres sous, ils le méritaient bien. Qu'ils essuient leurs larmes ! voilà un exemple entre mille.
Nous pourrions encore parler de quelques valeurs égarées sous les piliers de la Bourse, dont le nom seul fait venir le sourire aux lèvres, méchants carrés de papier, couverts d'une signature inconnue, avec lesquels les victimes peuvent allumer un cinq centimes au prochain bureau de tabac –  de l'argent qui s'envole en fumée.
Puis, après la comédie, le drame, le drame triste, sans pose, sur les escaliers de la maison. On entend une détonation : une victime de plus, un homme de moins ! Il s'est tué avant qu'on l'exécutât. À la Bourse on exécute les gens. Quelques-uns se laissent guillotiner financièrement et sont plus philosophes. Nous aimons mieux ceux qui en finissent de suite et s'en vont pour ne plus revenir.
Touchons même en passant au côté sensible, au cœur de la question. Il s'agit d'une idée bonne, grande, heureuse. La Compagnie offre de hautes garanties de prudence et de moralité ; les dividendes montent très haut, et nous les savons sincères.
Le mouvement qu'entraîne la mise en actions, les opérations à terme, à prime, la danse des valeurs, le gain sur les différences, combinaisons, manœuvres, ces achats par des gens qui n'ont pas d'argent, ces ventes par ceux qui n'ont pas de titres, ce jeu-là est-il honorable ? honorable et productif ? Non, disent les hommes prudents et sages. C'est une agitation stérile, un remue-ménage inutile, une activité sans résultats, sans d'autres résultats au moins que la ruine de quelques-uns au profit de quelques autres. Agents de change et courtiers se gaudissent, se frottent les mains, noircissent leur carnet, prélèvent le courtage, et tout est dit. La France, l'industrie, le commerce, qu'ont-ils gagné ?
Et les ficelles tirées de droite et de gauche pour hisser cet autre pavillon qu'on appelle la prime
La prime ! voilà le grand mot : le miroir aux alouettes, le filet, la glu, le sifflet, la grosse caisse, la grosse affaire.
La prime ! saluez, honnêtes commerçants, bourgeois du Marais, épiciers de la rue aux Ours, qui gagnez doucement, bêtement, machinalement votre vie à vendre des pruneaux et du sucre au fond de vos boutiques ! à genoux, ouvriers stupides, qui usez vos mains à creuser la terre, à porter les moellons, à tirer le soufflet dans la forge, à faire marcher la machine. Et vous, pauvres diables, qui cherchez dans les livres une science qui vous servira bien peu dans le monde, passez les jours, passez les nuits ; vous ne pourrez nouer les deux bouts. Si le hasard vous favorise, vous aurez le nécessaire, un peu du superflu, il faudra toujours compter. Courage, talent, génie, belle affaire vraiment !
Prenez du Mobilier, des petites Voitures (!), quelques Autrichiens ; les actions font prime, les chefs inspirent toute confiance, le char est bien lancé : dans une bourse, dans une heure, vous réalisez un gain, une petite fortune quelquefois, et la liquidation vous trouve riche, joyeux, considéré.
La prime, la prime !
C'est encore là un de ces mots nouveaux, pleins de danger, chargés d'argent, gros d'orages, que la spéculation grave en majuscules sur la couverture de son grand livre, et que les financiers jettent, comme un drapeau, dans la mêlée ardente des grands intérêts.
Que de diplomatie, que d'habileté pour faire monter ces pauvres actions ! Combien de moyens employés pour attacher à cette feuille de papier jaune, bleue, rouge ou rose, une valeur qu'elle n'a pas, sans souci de l'avenir, sans qu'on sache encore ce que rapportera l'affaire, si le public en voudra, si elle réussira jamais, si seulement le dividende atteindra le taux ordinaire.
Devons-nous signaler quelques-uns de ces moyens, parler de la façon habile dont les fondateurs se réservent un nombre magnifique d'actions, les retiennent, les lâchent, les pressent, les poussent, les montrent ou les cachent ?
Qu'importe ! qu'ils s'arrangent comme ils voudront, ces messieurs ! mais nous, qu'avons-nous à faire, qu'à suivre le mouvement, à bien regarder et à bien voir, à profiter du jour, de l'heure, de l'occasion ? Quant aux premières cérémonies, à l'accouchement, au baptême, c'est toujours, toujours la même chose. Des annonces, des mots, des articles et des promesses ; des promesses, des mots, des articles et des annonces, voilà tout bêtement les armes qu'ils manient, et depuis que l'on met tout en actions, tout, dit-on, sauf la morale, les braves gens, qui ont de l'argent à faire marcher, n'en demandent pas davantage, se laissent prendre encore aux mêmes trucs, viennent en masse, quelques-uns au bon moment, quand on a bien gonflé la chose, et que la prime est belle, d'autres la veille du désastre, quand un coup d'épingle crève le ballon, et qu'il tombe sans parachute au milieu des pauvres diables, qui ont bâti la nacelle, payé le gaz et les cordages !
—  Voilà le danger. Il est grand. Cette fièvre du jeu, cette passion de l'argent, cette avalanche d'annonces, de découvertes, de gérants, d'inventeurs, d'encre et de papier, tout ce bruit et ce mouvement, est-ce là un bien, et le docteur Pangloss trouve-t-il tout pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ?
—  La Bourse a un côté grand, noble et fort.
Après avoir parcouru à vol d'oiseau le monde de la rouerie et du danger, détournons nos yeux et regardons plus haut.
Une nation, comme un homme, a des membres, un cerveau, un cœur. La Bourse est peut-être à cette heure le cœur de la France. C'est là que par mille veines, mille canaux, arrive, s'agite et gronde, ce métal sacré, l'or, le sang des nations !
Dans leur action directe, les opérations de la Bourse, dit M. Forcade, sont improductives et n'augmentent en rien la richesse générale. C'est dans leurs effets indirects qu'il faut chercher leur utilité. Le grand commerce des valeurs, qui se fait à la Bourse, a le double avantage de procurer aux propriétaires de ces valeurs la disponibilité de leurs capitaux, toutes les fois qu'ils veulent les déplacer pour les appliquer à de nouvelles entreprises, et d'attirer vers des placements utiles et commodes des capitaux sans emploi. Par cette double action, le commerce des valeurs agglomère à la Bourse les capitaux et les épargnes, il excite leur concurrence. Il seconde par la hausse des cours la baisse de l'intérêt et rend ainsi d'éminents services à l'État, lorsqu'il est obligé de recourir aux emprunts, à l'industrie, lorsqu'elle réclame des entreprises trop considérables pour les efforts et les ressources privées, et qui ne peuvent être tentées que par l'association commanditaire. Quoique la circulation que les opérations de Bourse donnent aux valeurs ne soit pas directement productive, comme la circulation des capitaux dans le commerce et l'industrie, elle a pourtant une influence indirecte, mais heureuse et féconde, sur les progrès de la richesse générale, puisque sans elle le crédit public et le crédit commanditaire seraient soumis à de gênantes restrictions.
Voilà donc deux économistes, l'un célèbre, considéré à juste titre comme un des hommes les plus remarquables de son époque, l'autre nouveau venu dans l'arène, mais appelé à se créer un rôle, un beau rôle sur cette scène de l'économie politique, qui tous deux, après avoir dans leur langage puissant, comme nous dans la faible mesure de nos forces, signalé les dangers, déclarent clairement que c'est bien là, rue Vivienne, le rendez-vous des intérêts les plus chers de la société moderne.
La mobilisation du capital, succès immense, suprême victoire remportée sur le passé par le présent actif, industrieux, habile et fécond, garantie admirable pour l'avenir !
L'argent vole, va et vient, ici et là, d'un bout de la France à l'autre, de la poche du gascon à celle du breton, de la maison du rentier au cabinet de l'agent de change, la sève circule, les fonds se déplacent, tout se mêle, s'échange, se confond, se compense, c'est la foire aux écus !…
Qui ne trouverait dans cette circulation active, incessante, dans ce mouvement prodigieux des valeurs, un gage excellent de grandeur et de prospérité, à la condition que les spéculateurs seront sages, et ne compromettront pas par leurs folies les magnifiques avantages que leur a faits le caractère entreprenant de la nation dont ils sont les fils, des enfants terribles souvent !
Dans cette Bourse pleine d'accidents, d'embuscades et de ravins, dans cette arène ouverte à bien des aventuriers sans esprit et sans cœur, se sont agitées, débattues, dénouées les plus hautes questions que se soient posées, sans pouvoir les résoudre, les soldats courageux et dévoués de ce mot profond que les hommes ont appelé Progrès. Grâce au bruit qui s'est fait sous ces voûtes, grâce au courage des uns, à l'ambition des autres, grâce aux bonnes et aux mauvaises passions, grâce aux manœuvres sans fin de la spéculation, le Capital devenu sensible, mobilisé, canalisé, si l'on peut parler ainsi, a roulé sur le lit de la Bourse, comme un fleuve nouveau arrosant sur sa route la terre ingrate et dure, rivière aux milles bras dont chaque flot est utilisé, sans qu'une goutte soit perdue, une molécule égarée.
Les politiques feront leurs théories, écriront des thèses, bâtiront des systèmes ; la Bourse n'en restera pas moins la source vive et bonne des associations fécondes, et nous avons fait un grand pas dans le chemin qui mène les peuples à la richesse.
Les plus faibles épargnes, le plus mince billet de banque, le plus petit napoléon, le moindre grain de mil, le louis et l'écu sont tombés des coins du portefeuille dans le domaine de l'industrie ; chaque bribe a été ramassée, chaque parcelle de métal lancée dans l'air. L'actionnaire, quand il a voulu réfléchir, étudier, comparer, mesurer, l'actionnaire est devenu, entre les mains du spéculateur intelligent, l'instrument le plus heureux des découvertes enfantées par l'esprit humain.
Sans lui, sans ces sociétés armées pour la lutte dans le grand duel de l'esprit contre la matière, le fer, le zinc, l'étain, le chêne, le sapin, les os et les muscles du sol, les métaux, les pierres, l'air et l'eau seraient restés presque immobiles, inertes, barbares. Les voici civilisés. Tout se réunit, se joint, se mêle. On fait des wagons, on fond les chaudières, on creuse les puits profonds, la vapeur siffle, les machines marchent, et les entrailles de la terre sont bénies.
Sans lui, sans la Bourse, sans le mécanisme qu'on a créé pour elle, les écus seraient-ils venus se fondre au creuset des grands inventeurs ? Ces chemins de fer, ces usines regorgeant de noirs travailleurs, ces temples du crédit, ces ateliers de Vulcain, ces villes, ces ports seraient encore à tracer, à bâtir, à creuser. On n'eût pas songé à rapprocher les peuples sur un pont de paquebots ; sous les mers, ou n'attacherait pas les fils du télégraphe aux bras des nations, et, s'il faut songer à la gloire de la patrie, où donc se négocient les emprunts faits par l'État au nom de l'honneur français, où ramasse-t-on les millions pour forger les canons, acheter du pain aux soldats, des chevaux aux cavaliers, pour payer les frais de la guerre ? La Bourse était près des Tuileries, et la Bourse, pour un jour au moins, a donné la main à la France armée pour la bonne cause. N'essayons pas de rabaisser les sentiments qui firent alors battre son cœur de pierre. Qu'importe ! elle a donné de quoi combattre, c'est-à-dire de quoi triompher !
Elle se prête trop bien à ces grandes manœuvres, pour qu'on ait le droit de l'insulter encore. Pour quelques misères, que de grandeurs !
L'actionnaire, tant qu'il est resté propriétaire sérieux de ses titres, tant qu'il ne s'est point fait joueur, vendeur à prime et à découvert, voltigeur de l'agio, l'actionnaire a bien mérité de la patrie !
L'Argent, Paris, Ledoyen éditeur, 1857, pp. 5-19.