Mirbeau, Les Affaires sont les affaires
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LE MARQUIS
Eh bien… mon cher Monsieur Lechat… je suis vraiment très heureux de vous voir… (Un temps.)… très heureux… (Un autre temps.)… Outre le plaisir que cette visite me procure…

ISIDORE
Vous pouvez dire : Nous… Monsieur le marquis…

LE MARQUIS (remerciant d'un geste)
Je désirerais vous entretenir de quelque chose d'assez… urgent…

ISIDORE
Tout à votre disposition… Monsieur le marquis…

LE MARQUIS
Voilà… (Il se dégante.)… Le règlement de la liquidation Gasselin… le marchand de bois de Melun.

ISIDORE
Je sais… je sais…

LE MARQUIS
N'avance pas… Le notaire, d'ailleurs, m'écrit que je n'ai malheureusement pas grand'chose à en attendre.

ISIDORE
Rien du tout, Monsieur le marquis…

LE MARQUIS
Ah !… c'est aussi votre avis ?…

ISIDORE
Oui…

LE MARQUIS
C'est bien ce que je craignais… (Un temps.) Une grosse perte pour moi… Cela me gêne beaucoup. J'ai justement des échéances assez lourdes… et pas d'argent disponible… Oui… enfin… je suis très gêné… très ennuyé… Je viens donc vous demander de me prêter encore deux cent mille francs…

ISIDORE (très calme)
Nous allons voir ça… monsieur le marquis… nous allons voir ça…

LE MARQUIS
Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous m'obligeriez, cher Monsieur Lechat…

ISIDORE
Tiens… j'ai justement là… comme par hasard… votre petit dossier… (Avec une bonne figure.)… Nous allons voir ça… (Il feuillette rapidement le dossier.)… Quatre obligations de deux cent mille francs… une autre de quatre cent mille… douze cent mille… les intérêts à cinq pour cent restés impayés… depuis deux ans… treize cent vingt mille… C'est exact ?

LE MARQUIS
Parfaitement exact…

ISIDORE
Oui… oui… (La tête levée vers le plafond… il a l'air maintenant de se livrer à des calculs mentaux.) Eh bien… je le regrette… monsieur le marquis… mais… cette fois… impossible.

LE MARQUIS
Vous refusez ?…

ISIDORE
Désolé… mais je refuse…

LE MARQUIS
Pourtant… je vous apporte toutes les garanties désirables…

ISIDORE (faisant une grimace)
Des hypothèques… encore ?

LE MARQUIS
Quelles meilleures garanties… voulez-vous donc ?

ISIDORE
Mais votre terre est grevée de plus d'hypothèques… qu'elle ne vaut…

LE MARQUIS
Je vous demande pardon…

ISIDORE
Votre terre est très mal cultivée… très mal entretenue… Les fermes ne tiennent plus debout… Vous avez saccagé vos bois… Si j'en retire un million… ce sera très beau…

LE MARQUIS (vivement)
Comment… si vous en retirez ?…

ISIDORE
Dame !…
Un petit silence.

LE MARQUIS
Mais… Monsieur… je puis vous offrir… d'autres garanties… D'abord… mon honorabilité…

ISIDORE
Je sais ce qu'elle vaut et j'y rends hommage… Mais nous ne connaissons pas ça… dans les affaires…

LE MARQUIS
Et puis… j'ai ma part dans la succession de ma tante Sombreuse…

ISIDORE
Heuh !…

LE MARQUIS (appuyant)
Quatre-vingt-trois ans !

ISIDORE
Oh !… les successions à venir… et par le temps qui court…

LE MARQUIS (un peu accablé… mais digne)
C'est bien… Monsieur… (Il se lève.)… Il ne me reste plus qu'à m'excuser d'une démarche…

ISIDORE
Monsieur… le marquis… faites-moi… l'amitié… de vous rasseoir…

LE MARQUIS
Mais…

ISIDORE
Je vous en prie !… (Le marquis se rassoit. –  Un petit silence.)… Monsieur le marquis… je vous aime… moi… vous me plaisez beaucoup… mais là… beaucoup… Et je voudrais vous tirer de la situation… désastreuse où vous êtes.

LE MARQUIS
Désastreuse… Oh !…

ISIDORE
Disons le mot… de la ruine…

LE MARQUIS (feignant l'assurance)
Peste !… comme vous y allez… cher Monsieur Lechat !…

ISIDORE
Inutile de feindre avec moi… Monsieur le marquis… Je connais votre position aussi bien que vous… Je la connais mieux que vous…

LE MARQUIS
Ma position… comme vous dites… n'est pas très brillante… en ce moment… Elle n'est pas, non plus, désespérée.

ISIDORE
Si… Monsieur le marquis… si… Elle l'est… (Légèrement ironique.) Et… ma foi !… je puis bien vous avouer une chose… Il y a longtemps que je caresse l'idée de réunir à la terre de Vauperdu… la terre de Porcellet… (Sursaut du marquis.)… Mon Dieu, oui !… C'est un de mes rêves… Quel domaine, monsieur le marquis ! (Un petit silence.)… Ce rêve… (Il montre le dossier ouvert sur la table.)… je puis le réaliser demain… (Âpre.)… si je veux… (Il redevient bonhomme.)… Mais vous me plaisez beaucoup… Et je me demande si… avant d'en arriver à des extrémités fâcheuses pour vous… et pour moi… pénibles… après tout… malgré mon rêve… je me demande si nous ne devons pas chercher un moyen d'entente… un terrain de conciliation… si nous ne pouvons pas nous arranger… comme de braves gens que nous sommes… ah !…

LE MARQUIS (prudent… sans trop s'engager)
Mon Dieu ! Je le désire…

ISIDORE
Cela dépend de vous…

LE MARQUIS
Que me proposez-vous ?…

ISIDORE
Une combinaison admirable, Monsieur le marquis…

LE MARQUIS
Voyons…

ISIDORE
Mais voilà… Vous êtes un homme à principes… à grands principes… Vous n'êtes pas, du tout, dans le mouvement moderne… Vous restez attaché aux vieilles idées du passé… et… permettez-moi le mot à toutes sortes de préjugés… qui n'ont plus cours aujourd'hui… Chevaleresque… je veux bien… mais pas pratique et c'est grand dommage !

LE MARQUIS (avec une dignité affectée)
D'être restée peu pratique dans une société qui l'est devenue beaucoup trop… c'est la raison d'être actuelle de la noblesse et c'est sa gloire…

ISIDORE
C'est sa mort !

LE MARQUIS (même jeu)
Tant pis !… Chez nous, Monsieur, l'honneur passe avant l'intérêt…

ISIDORE
Encore l'honneur !

LE MARQUIS
Plaît-il ?

ISIDORE
Rien… pardon… Je pensais à mon fils, une petite coïncidence….

LE MARQUIS (un peu moins gourmé)
Certes… en politique… et surtout… en religion… j'ai des principes… inflexibles… des principes… avec lesquels… je ne transigerai jamais… Mais… je ne condamne pas pour cela toute espèce de progrès. J'ai, plus que vous ne le croyez… l'esprit ouvert à de certaines nécessités sociales… à de certaines choses nouvelles… pourvu qu'elles n'attentent en rien… à l'idéal que je me suis fait de la vie…

ISIDORE
Oui… seulement… voilà… elles y attentent toujours…

LE MARQUIS
Mais non… voyons… quelle est cette combinaison ?

ISIDORE (après un petit temps)
Ma foi !… Monsieur le marquis… vous m'avez un peu découragé… avec vos grands mots… L'honneur !… l'honneur !… sans doute… Mais chacun entend l'honneur à sa façon… et je crains bien que la vôtre ne soit pas la mienne… Non… voyez-vous… cette combinaison… à quoi j'avais songé un instant… j'ai bien envie d'y renoncer.

LE MARQUIS
Expliquez-la toujours.

ISIDORE
À quoi bon ?

LE MARQUIS
C'est donc bien terrible ?…

ISIDORE
C'est une affaire.

LE MARQUIS
Nous causons… Cela n'engage à rien.

ISIDORE
Eh bien… Monsieur le marquis… puisque vous le voulez… (Un temps.) Je ne suis pas un diplomate… moi… je n'ai pas l'art des réticences et des circonlocutions… Je vais droit au but… et joue cartes sur table… En deux mots… vous avez un fils… ruiné… j'ai une fille très riche… excessivement riche… (Un temps.)… marions-les…

LE MARQUIS (se lève)
Qu'est-ce que vous dites ?

ISIDORE
Marions-les… Et comme je sais faire la part des choses… consentir aux sacrifices qu'il faut… je vous donne quittance des treize cent vingt mille francs… Et vous rentrez dans vos droits de propriété… intacts… sur le domaine de Porcellet… (Un temps.)… Mais asseyez-vous donc, monsieur le marquis. (Le marquis se rassied.)… Vous voyez qu'Isidore Lechat… cette canaille de Lechat… comme on dit… sait se conduire… à l'occasion… en vrai gentilhomme…

LE MARQUIS (se parlant à lui-même)
C'est impossible… (Un temps.)… Vous n'y songez pas ?

ISIDORE
Je vous demande pardon… j'y songe parfaitement… Et je songe aussi à servir à ma fille une rente de deux cent cinquante mille francs… Je garde le capital… Il est mieux entre mes mains qu'entre les siennes… car le capital me connaît… et il s'amuse avec moi.
Il rit.

LE MARQUIS
Alors… c'est un marché ?

ISIDORE
C'est une affaire…

LE MARQUIS
Vous voulez m'acheter… dites-le… m'acheter ?

ISIDORE
Ah ! voilà les grands mots qui reviennent… Mais non… monsieur le marquis… Je veux vous sauver du désastre… inévitable… Vous serez bien avancé quand vous devrez quitter cette belle terre de Porcellet… réduire à rien votre existence fastueuse… accablé de lourdes dettes… traqué par tous les hommes de loi… tombant de saisies en ventes, promenant à travers tous les tribunaux votre fameux blason, coiffé de papier timbré… Heureux encore si, après trop de misères, vous trouvez un jour, comme le père de la Fontenelle… une place de régisseur… chez un brave homme tel que moi… Je sais ce que c'est, allez… J'ai été ruiné deux fois… Ça n'est pas drôle… Mais moi… j'ai du ressort… Vous… vous n'avez que des principes. Maigre défense, croyez-moi… contre de pareils malheurs…

LE MARQUIS
M'acheter !… moi !…

ISIDORE
Ne répétez donc pas toujours la même chose… Je n'achète pas… j'échange… Les affaires sont des échanges… on échange de l'argent… de la terre… des titres, des mandats électoraux… de l'intelligence… de la situation sociale… des places… de l'amour… du génie… ce qu'on a contre ce qu'on n'a pas… Il n'y a rien de plus licite… et rassurez-vous… rien de plus honorable.

LE MARQUIS (mollissant un peu)
Mais… mon fils… n'a nullement l'intention de se marier…

ISIDORE
Oui… je sais bien… On n'a pas l'intention de faire une chose… et puis… on la fait tout de même… Des circonstances imprévues, les nécessités de la vie… corrigent souvent les intentions les mieux arrêtées… Ah ! Monsieur le marquis… si vous vouliez vous laisser conduire par moi… Quelles magnifiques… quelles merveilleuses affaires… tous les deux !… Ah ! sapristi !… Et, tenez, l'hôtel des Porcellet… ce superbe hôtel que feu votre frère, après le krach, vendit au prince Kartdoff… va être remis en vente… dans quelques mois…

LE MARQUIS
Ah !

ISIDORE
Vous ne le saviez pas ?

LE MARQUIS
Du tout…

ISIDORE (avec un sourire engageant)
Vous voyez… Il faut que ce soit moi qui me préoccupe… et vous mette au courant des affaires de la famille… Cet hôtel… je pourrais le racheter… et le déposer… pierres, meubles, collections… dans la corbeille de noces de ma fille… Un cadeau vraiment royal !… Et que ne ferions-nous point ? Unis par les liens du sang… et par des intérêts communs… nous irions ensemble à la conquête du monde… tout simplement… (Un petit silence… Le marquis est toujours songeur.)… Remarquez que dans cet échange que nous faisons… vous donnez autant que je donne… Par conséquent, correction parfaite de part et d'autre… Et même si nous évaluons en argent ce que vous apportez, et c'est là qu'il faut toujours en venir, car tout a une valeur représentative de numéraire, votre apport est, peut-être, plus considérable que le mien… Calcul facile et qui doit apaiser toutes vos susceptibilités… (Le marquis hoche la tête.) Donc… si quelqu'un est acheté dans cette affaire… ce n'est pas vous… c'est moi… (Le marquis regarde Lechat avec une expression d'étonnement croissant.)… Mais oui, mais c'est évident… D'abord, vous possédez un grand crédit… auprès du général de Bragard… votre cousin germain… un militaire étonnant… qui va être nommé, bientôt, chef de l'état-major… je le sais…

LE MARQUIS
Vous savez donc tout ?

ISIDORE (modestement)
C'est mon métier, monsieur le marquis… Ce crédit, j'en ai besoin… pour m'assurer la protection bienveillante du général… dans une colossale affaire qui dépend un peu de lui… et à laquelle cela va de soi… je vous intéresse… (Avec mystère.) J'ai là-dessus… certains projets de défense nationale… qui seront… je crois… approuvés par le général… car… vous ne doutez point… n'est-ce pas que je ne sois un bon et excellent patriote ?… (Avec une chaleur emphatique.) Tout ce que vous voudrez… mais patriote… diable !… Nous en reparlerons… (Un temps.)… Vous avez aussi…

LE MARQUIS
Encore ?

ISIDORE
Vous avez aussi… une influence électorale… pas très grande… Mais j'entends… cette fois-ci… ne rien négliger… Cette influence… vous en userez… naturellement… en faveur de ma candidature… (Sur un bondissement du marquis.)… pas au grand jour… bien entendu… Je ne vous demande pas des affiches… ni d'aller sur les places publiques et dans les cabarets, crier : « Votez pour Isidore Lechat ! »… Non… parbleu !… Une action clandestine…voilà ce qu'il faut… Je vous dirai comment il faudra procéder. Choisi par le comité révolutionnaire de Paris… appuyé secrètement par le gouvernement… et par une fraction du parti royaliste-bonapartiste-nationaliste-clérical… mon succès est certain…

LE MARQUIS
Alors… Monsieur, ce n'est pas seulement mon nom que vous achetez… c'est mon crédit personnel… mon influence politique… et quoi encore ?

ISIDORE
Véritablement… vous me désolez, Monsieur le marquis… Vous ramenez toujours les choses à un sens brutal qu'elles n'ont point… et vous rendez, difficile… sinon impossible… une entente que je désire, certes… mais à laquelle je renoncerais… croyez-le… sans douleur… (Appuyant.)… J'aurais encore… pour me consoler… la belle terre de Porcellet, mon rêve…
Un petit silence.

LE MARQUIS
Mais… Monsieur… si je suis bien informé… vous vous présentez aux élections avec un programme socialiste… anticlérical… contre le duc de Maugis… qui est mon ami… et dont je partage toutes les idées.

ISIDORE
Les programmes !… (Avec un geste qui rejette les choses au loin.)… Une fois nommé… les programmes sont loin… et ils courent encore…

LE MARQUIS
C'est possible… Il n'en est pas moins vrai que vous vous posez en ennemi implacable de l'Église ?…

ISIDORE
Implacable ?… Vous m'étonnez, Monsieur le marquis… Les convictions sont quelquefois implacables… Et encore !… Les affaires jamais… Et quand même ?… (Il se lève et marche dans la pièce avec animation.)… Croyez-vous donc que ma candidature socialiste, anti-cléricale, ne sera pas plus agréable à l'Église que celle de votre ami, le duc de Maugis, avec ses appels au miracle… ses invocations à la Vierge et aux saints ?…

LE MARQUIS (ironique)
Le point de vue est nouveau…

ISIDORE
Il est éternel, monsieur le marquis… Que représente-t-il, le duc ?… Voulez-vous me le dire ?… Du passé, c'est-à-dire de la poussière… de la matière inerte… du poids mort… L'Église… l'Église ?… Mais l'Église en a assez de toujours traîner à sa remorque une noblesse découronnée de ses vieux prestiges… volontairement immobilisée dans ses préjugés de la caste et dans ses routines de l'honneur… qui n'est mêlée à rien de ce qui vit et de ce qui crée… une noblesse qui, peu à peu, s'est laissé, stupidement, dépouiller de ses terres, de ses châteaux… de ses influences… de son action… et qui… au lieu de servir l'Église, la dessert, chaque jour, davantage, par son impopularité et sa faiblesse…

LE MARQUIS (riant discrètement)
Ah ! ah ! ah !…

ISIDORE
Mais oui, Monsieur le marquis… c'est comme ça !… L'Église est dans le mouvement moderne, elle… Loin d'y résister, elle le dirige… et elle le draine à travers le monde… Elle a une puissance d'expansion, de transformation, d'adaptation, qui est admirable… une force de domination qui est justifiée, parce qu'elle travaille sans relâche… qu'elle remue les hommes… l'argent… les idées… les terres vierges… Elle est partout… aujourd'hui… elle fait de tout… elle est tout… Elle n'a pas que des autels, où elle vend de la foi… des sources miraculeuses où elle met de la superstition en bouteilles… des confessionnaux où elle débite de l'illusion en toc et du bonheur en faux… Elle a des boutiques qui regorgent de marchandises… des banques pleines d'or… des comptoirs… des usines… des journaux… et des gouvernements, dont elle a su faire jusqu'ici ses agents dociles et ses courtiers humiliés…. Vous voyez que je sais lui rendre justice…

LE MARQUIS (ironique)
Vous êtes admirable ! Je ne vous savais pas cette éloquence…

ISIDORE
J'y vois clair, voilà tout !… Autrefois… elle mettait l'épée à la main de ses nobles et les envoyait à la guerre massacrer et se faire massacrer pour elle… Mais la guerre a changé de forme… par conséquent elle a changé d'armes… C'est par l'outil du travail et par l'argent que l'on combat aujourd'hui… Et la noblesse n'a su se servir ni de l'outil… ni de l'argent… Alors… nous les avons ramassés… Tiens, parbleu !

LE MARQUIS
Dans la boue et dans le sang…

ISIDORE
Ça se nettoie… tout se nettoie… même vos blasons… (Un temps.) Comprenez donc que c'est dans les hommes comme moi que l'Église cherche et trouve ses alliés naturels… L'Église et moi nous sommes de la même race, monsieur le marquis… Quant à la noblesse… elle est morte… elle est morte pour avoir méconnu la première loi de la vie : le travail… c'est-à-dire la mise en exploitation de toutes les forces qui sont dans la vie… Et ce n'est pas parce que l'Église vous donne, de temps en temps, à titre d'aumônes, quelques maigres jetons de présence, dans des conseils d'administration, comme l'État donne aux veuves de ceux qui l'ont servi avec abrutissement, une part dans ses bureaux de tabac… que vous pouvez vous vanter d'être encore vivants !…

LE MARQUIS
Mais, Monsieur… si je suis aussi mort que vous le dites… pourquoi me voulez-vous ?

ISIDORE
C'est mon affaire…

LE MARQUIS
Ce n'est pas la mienne…

ISIDORE
Comme vous voudrez… Mais vous avez tort…

LE MARQUIS
Vous n'attendez pas de moi… je pense… que je lave l'Église… des accusations étranges que vous portez contre elle et qui ne l'atteignent point…

ISIDORE
Je ne l'accuse pas… je l'exalte !… (Haussant les épaules.)… Vous ne savez même pas ce que c'est que l'Église…

LE MARQUIS
Si… par malheur… l'Église ressemblait au tableau que vous venez d'en tracer… j'aimerais mieux, en effet, l'ignorer… Et je suis fier, Monsieur, d'appartenir à cette noblesse, dont vous proclamez si fort la déchéance, juste au moment où elle se reconquiert !

ISIDORE
Oui… En tentant de rallumer partout la guerre civile et la guerre des races…

LE MARQUIS
En revendiquant ses traditions qui sont celles du pays… Et je suis plus fier encore…

ISIDORE (interrompant)
Allez !… allez !…

LE MARQUIS
De ne m'être jamais soumis à cette démocratie abominable… insolente… et féroce qui a remplacé, par le seul culte de l'argent… le culte de l'honneur… de la patrie… de la foi… et de la pitié.

ISIDORE
Allez… allez… monsieur le marquis… soulagez-vous… Ça fait du bien….

LE MARQUIS
Vous avez la prétention de dominer, d'être les maîtres… Et vous l'êtes… pour un temps. Mais des maîtres plus ridicules encore que néfastes… Aussitôt parvenus à la fortune… vous n'avez plus qu'une idée : nous singer… C'est nos hôtels, nos terres, nos manies, nos vices qu'il vous faut… nos vieux noms glorieux… et jusqu'à nos vieux meubles. (Avec insolence.)… Ce qui ne s'achète pas, voyez-vous, c'est la façon de s'en servir…

ISIDORE
J'en serais désolé… J'ai la mienne.

LE MARQUIS
Vous n'êtes pas exigeant.

ISIDORE
Elle me suffit…

LE MARQUIS
Elle ne suffira pas toujours au peuple, que vous dépouillez.

ISIDORE
Ça !… vous n'en savez rien… ni moi non plus… Pour le moment, le peuple aime mieux ma façon que la vôtre…

LE MARQUIS
Si vous voulez conquérir le monde comme vous dites… ayez donc le courage d'inventer quelque chose de nouveau, au lieu de vous confiner dans la parodie d'autrefois.. Créez des traditions à votre tour… Mais non… vous n'avez le souci d'aucune vertu, d'aucun art, d'aucune élégance… Vous n'avez le sentiment d'aucune grandeur…

ISIDORE (interrompant)
La grandeur… la grandeur !… Des mots tout cela… et qui ne veulent rien dire. Il n'y a qu'une chose par quoi un peuple, comme une institution, comme un individu, est grand… c'est l'argent… L'Église le sait mieux que personne, elle. (Un temps.)… Oui… oui… pour vous, nous sommes des bandits… des forbans… d'affreux pirates… C'est entendu… et c'est vrai… au fond… Mais… dites donc… des bandits qui ont fait quelque chose… des forbans qui apportent, tous les jours, leur contribution au progrès… c'est-à-dire au bonheur de l'humanité… de sales canailles qui remplissent leurs coffres… c'est possible… mais qui créent du mouvement partout… de la richesse partout… de la vie partout… Quand, autrefois, au temps de votre puissance… puisque vous invoquez les traditions… vous dépouilliez le peuple… au point de l'affamer… de ne lui laisser pour nourriture… que l'ordure des ruisseaux dans les villes… et, dans les campagnes… la petite motte de terre, où il posait le pied… Qu'est-ce que vous lui donniez en échange !… des coups de bâton, Monsieur le marquis… Moi… je lui donne des routes… des chemins de fer… de la lumière électrique… de l'hygiène…un peu d'instruction… des produits à bon marché… et du travail… Moins d'allure que les coups de bâton… j'en conviens… Assez chic, tout de même… avouez-le… pour des forbans ?…

LE MARQUIS
Monsieur, je ne veux et ne puis vous suivre, en toutes ces polémiques de journal…

ISIDORE
Et vous avez raison… Assez philosopher… La philosophie ne mène à rien… et nous perdons, inutilement, le fil de la conversation… Tenez… voulez-vous faire un pari avec moi !

LE MARQUIS
Pas plus qu'un marché…

ISIDORE
C'est juste… Je le gagnerais… Eh bien… ce pari… je vais vous l'offrir sous une autre forme… Allez donc demander à l'un de ces grands politiques en robe noire… en robe blanche… en robe brune… ou en robe rouge –  la couleur n'y fait rien  – qui mènent le monde… et en qui vous avez confiance, pas vrai ?… Allez demander seulement à votre confesseur, quel qu'il soit, s'il hésitera, une minute, entre Isidore Lechat… riche à cinquante millions, socialiste mécréant, anticlérical excommunié… et votre pauvre petit duc de Maugis ?… (Un silence… Le regardant fixement dans les yeux.)… Oui… Et puis… Allez lui demander encore un conseil sur ce que je vous propose… mariage et le reste… Et osez dire… en votre âme et conscience… qu'il ne vous répondra pas… en vous donnant sa bénédiction : « Mon fils… tu peux… tu dois marcher… au nom de notre Sainte Mère l'Église ! »
Encore un silence… Les deux hommes se regardent.

LE MARQUIS (baissant un peu la tête, d'une voix moins assurée… )
C'est impossible !…
Un silence.

ISIDORE
Ah !… (Un temps.)… Monsieur le marquis… quand vous êtes entré ici… je n'avais qu'un désir… vous étrangler d'un tour de main… Je suis franc… vous le voyez… je vous le dis… Je me réjouissais à la pensée de vous prendre la terre de Porcellet… Il y a deux ans que je la considère comme mienne… C'est si vrai… que j'ai ici… dans ce tiroir… un plan… voulez-vous que je vous le montre ?… où Porcellet fait, par avance, partie de mon domaine… J'y ai biffé votre nom que j'ai remplacé par le mien… C'est drôle, hein ?… Et puis… je ne sais pas pourquoi… vous m'avez plu… vous m'avez ému… là… sincèrement… Au fond… je suis un brave homme, moi… On ne me connaît pas… j'ai du cœur… Alors… j'ai cherché un autre moyen… un moyen de tout concilier… mes affaires… mon plaisir… et votre intérêt… (Sur une protestation ironique du marquis.) Mais oui… J'ai trouvé ça… Ça n'est pas déjà si mal… Ma fille est très jolie… elle a de l'allure… de la race… elle n'est pas bête, la mâtine !… Cherchez-en beaucoup, dans votre monde… qui la vaillent… Et tâchez… de vous la représenter, dans le vieil hôtel restauré des Porcellet… Une vraie princesse, monsieur le marquis !…

LE MARQUIS
Je n'ai jamais douté des qualités de mademoiselle votre fille…

ISIDORE
Eh bien, alors ?… Ne m'obligez donc pas à revenir à ma première idée… Parole !… Cela me navrerait… (Avec expansion.) Je suis dans un de mes bons jours, aujourd'hui… Profitez-en !…

LE MARQUIS (d'une voix de moins en moins assurée)
C'est impossible… C'est très difficile…

ISIDORE
En quoi ?… Vous n'êtes pas le premier qui aurait consenti à de semblables alliances.

LE MARQUIS
Sans doute…

ISIDORE
Eh bien ?…

LE MARQUIS
Je ne voudrais pas vous désobliger, cher Monsieur Lechat… Mais enfin… il y a là… quelque chose… de… particulier…

ISIDORE (regardant sournoisement le marquis)
Ah !…

LE MARQUIS
Oui… Vous avez eu… jadis… des… accidents… fâcheux. –  Je ne les juge point… mais enfin…

ISIDORE
C'est la lutte !… Ah ! s'il fallait remonter à la source de toutes les fortunes… des vôtres, principalement… on n'en finirait point, monsieur le marquis… Au fond, ce qui vous gène, ce qui vous trouble… c'est l'opinion… l'opinion du monde et de votre monde…

LE MARQUIS
Je ne subordonne pas mes actes à l'opinion du monde…

ISIDORE
Non… Seulement… vous y êtes sensible… et c'est tout naturel… Eh bien, dites-vous ceci… Qui a l'argent, a l'opinion… Et si admirables, si héroïques que soient les hommes, ils ne sont point bons à jeter aux chiens… quand ils n'ont plus le sou… Ce n'est pas moi qui parle, monsieur le marquis… c'est la sagesse des nations… Est-ce malheureux ? Mais regardez autour de vous…

LE MARQUIS (lentement… avec un air embarrassé)
Il est certain que les démarches auprès de mon cousin Bragard… n'ont… en soi… rien de répréhensible…

ISIDORE
Justement… rien de plus simple… au contraire… rien de plus correct…

LE MARQUIS
Pour mon intervention… dans les élections…

ISIDORE
En douceur… Monsieur le marquis… en douceur. Ne vous effrayez pas pour si peu… Question de tact de doigté…

LE MARQUIS
Oui… mais… il y a là… mon cher Monsieur Lechat… outre la question politique… une question de délicatesse…

ISIDORE
La question politique est réglée… Vous êtes couvert par l'Église…

LE MARQUIS
Couvert… couvert…

ISIDORE
Je vous l'affirme… Et vous le savez bien… La question de délicatesse ?… Eh ! mon Dieu !… il est très juste que vous désiriez le succès du père de votre bru… (Avec une bonhomie riante.) C'est tout ce qu'il y a de plus moral… au contraire… La famille… voyons…

LE MARQUIS
Je n'ai pas consulté mon fils…

ISIDORE
Ai-je consulté ma fille ?… Les enfants sont mis au monde pour obéir à leurs parents… Et puis, dites-moi donc, Monsieur le marquis… le consultiez-vous lorsque, durant son voyage au Tonkin, vous négociiez pour lui et sans lui… la chronique en est venue jusqu'à moi… un mariage plutôt… scabreux… hé… hé ?…

LE MARQUIS
Des racontars… des calomnies…

ISIDORE
Possible… Mais les calomnies… ce sont souvent des choses qui n'ont point réussi… D'ailleurs… je connais un certain petit chasseur de paons qui ne ferait pas toutes les difficultés que vous faites… et qui… croyez-moi… s'habituera, très mal, à l'idée d'être ruiné… à la nécessité de gagner sa vie désormais, au lieu de vivre tranquillement du celle des autres… Quant à moi, monsieur le marquis… Je ne vous encombrerai pas souvent de ma personne… Et je ne vous demanderai pas de me présenter au Jockey-Club… (Il rit et se frotte les mains.) Ma foi non !… J'ai d'autres ambitions…

LE MARQUIS (avec effort)
Eh bien !… je verrai… je réfléchirai…

ISIDORE
Non pas… Il faut que tout soit tranché quand vous sortirez d'ici… Vous avez la chance d'être veuf… par conséquent… libre de vos actes… Et puis… dans ces sortes de circonstances… on ne doit jamais réfléchir … L'inspiration… il n'y a rien de meilleur…

LE MARQUIS
C'est une chose assez grave, pourtant… et à laquelle…

ISIDORE (lui coupant la parole, d'une voix plus dure)
Outre Porcellet que je vous rends… il est bien entendu… que je vous donne les deux cent mille francs… et que je me charge de vos autres créanciers… (Un petit silence. –  Le marquis est debout… la tête baissée… et il regarde obstinément une fleur du tapis.) Monsieur le marquis… (Le marquis lève les yeux vers Isidore qui, à ce moment, pose le doigt sur le bouton de la sonnerie.) Puis-je faire venir ma femme et ma fille ?

LE MARQUIS (après un effort)
Faites… Monsieur…
Il se rassied lourdement, dans le fauteuil… Isidore sonne… Un domestique se présente.

ISIDORE
Va dire à madame et à mademoiselle que M. le marquis de Porcellet et moi… nous les prions de venir ici…
Le domestique sort… Le marquis est assis… le regard fixe… Isidore se promène… de long en large, au fond de la pièce… les mains dans les poches… Long silence.

Les Affaires sont les affaires, Paris, Ernest Flammarion éditeur, 1903, acte III scène 2, pp. 189-214.