I. Question relative aux textes proposés (6 points)
Proposition de corrigé
Il s'agit ici, à partir d'un ensemble constitué de trois textes assez hétérogènes, d'analyser « la place de la norme dans la construction et l'appropriation du lexique ».
La norme, qui fédère des conventions et des jugements de valeur, s'applique au lexique dans la mesure où le vocabulaire qu'on emploie est sujet à des registres différents, et paraît plus ou moins approprié suivant les contextes. À ce titre, il est important de s'interroger, précisément, sur la place de la norme dans la construction et l'appropriation du lexique. Le corpus proposé, composé d'un rapport de mission d'Alain Bentolila (2007), d'un article d'Alain Rey (2005) et d'un extrait de roman autobiographique de Julien Gracq (En lisant, en écrivant, 1993), apporte quelques éléments sur ce sujet. Les auteurs, même s'ils développent des argumentaires pour le moins différents, d'une part soulèvent la question du rapport au lexique normé, et, d'autre part, décrivent en quoi la norme s'appuie sur une fausse neutralité.
Alain Bentolila, qui dénonce les inégalités linguistiques en milieu scolaire, rappelle dans son Rapport de mission sur l'acquisition du vocabulaire à l'école élémentaire (2007), que l'exigence en matière linguistique, et plus spécifiquement lexicale, est une nécessité. Parce que les mots permettent de dire le monde et de l'objectiver, ils en permettent un accès plus abouti et de multiples adaptations. L'acquisition du lexique est donc un levier pour l'émancipation : il procure, à celui qui en use, une confiance l'« autorisant » à élargir les domaines et les situations de communication. Alain Rey se saisit de cette question à la faveur de ce qu'il envisage, de son côté, comme un rapport au sens. Il en veut pour preuve l'usage du dictionnaire, instrument « mi-pédagogique, mi-culturel, et toujours didactique », mais qui ne donne la signification des mots qu'à travers un « usage » prétendu. En effet, selon Alain Rey, ce type d'ouvrage n'est pas conçu pour prendre en compte les représentations de la langue que s'en font les usagers eux-mêmes. Ces « pudiques dictionnaires », comme les appelle ironiquement Julien Gracq, oublient ainsi que la langue « vibre » avec ses locuteurs. Dans cette perspective et selon Alain Bentolila, qui parle des « relations aux mots » que construisent les élèves, l'enjeu pour eux consiste, dans cette appropriation, dans une « exigence de précision » censée les prémunir contre le « repli », et leur donner la possibilité d'enrichir constamment leur vocabulaire. Si Alain Bentolila ne traite qu'indirectement la question des outils qui satisfont aux besoins, aux nécessités de « précision » lexicale, il s'intéresse aux mécanismes psycho-sociologiques qui interfèrent sur les situations de communication et qui déterminent favorablement ou non les processus d'appropriation et de construction du lexique.
Tandis qu'Alain Rey et Julien Gracq, dont le propos porte ouvertement sur le dictionnaire comme instrument de référence, en dénoncent et en contestent la validité, Alain Bentolila met en évidence le rôle des représentations attachées à la référence normée et du frein que cette dernière peut constituer à l'acquisition du lexique : ce qu'il dénonce, pour sa part, à travers un « sentiment d'insécurité linguistique ». Alain Rey rappelle de son côté que l'appropriation et la construction du lexique sont tributaires des situations de communication. Selon lui la norme linguistique tend à s'aligner sur l'usage, si bien que le dictionnaire ne renvoie pas l'image d'une langue abstraite, « objectivée » dans toutes ses potentialités, mais promeut un reflet arbitraire, calqué sur les « pratiques » de la langue. De la sorte, si Alain Rey concède le fait que la langue permet de parler, il rappelle que « dialectiquement » elle « nous parle » et de la sorte nous piège. En d'autres termes, les mots nous imposent leurs propres limites tout en nous donnant l'illusion de pouvoir, grâce à eux, dépasser les nôtres.
Ainsi la norme lexicale est-elle susceptible de générer, selon Alain Bentolila et selon Alain Rey, une forme de handicap linguistique pour l'un et de cécité cognitive pour l'autre. Alain Bentolila explique à ce titre l'importance que revêt l'éveil de la conscience des mots, de manière à sortir d'un « brouillard sémantique ». Or, on comprend qu'il s'agit chez lui de dénoncer une communication « de stricte connivence » (autrement dit non normée), plus qu'une illusoire neutralité de la norme. Ce point de vue est en partie contesté par Julien Gracq, qui attend du vocabulaire qu'il permette de sortir des « exigences mécaniques » de la norme. Il l'est aussi par Alain Rey, pour lequel l'appropriation et la construction du lexique emprunte, clairement, d'autres voies que celles d'un dictionnaire qui s'éloigne dans bien des cas d'un sens qui n'est pas toujours « neutralisable », et qui, de ce fait, peut être « pourri de connotations » et « instable ». Le témoignage de Julien Gracq en particulier met explicitement en doute l'efficacité du « dictionnaire des synonymes », associé aux chemins « officiels » pour trouver des « mots substituables » : selon Gracq, celui qui écrit tient compte de la dimension sonore des mots, une acoustique qu'il tend quelquefois, dans son travail, à privilégier sur la dimension sémantique.
Confronté à ce qu'on pourrait appeler deux témoignages, dont celui de Julien Gracq est clairement autobiographique, le Rapport d'Alain Bentolila semble maintenir un cap dont il discute en filigrane la validité. Les textes ont néanmoins conjointement pour mérite de montrer combien la norme, y compris la norme scolaire, est liée aux représentations que l'on se fait de l'usage. Les auteurs n'hésitent pas non plus à dénoncer le fait que la norme constitue par moments, si ce n'est une entrave, du moins une vraie difficulté pour l'appropriation et la construction du lexique.
Recommandations
• Cette partie de l'épreuve présente plusieurs difficultés : d'une part, elle exige une bonne compréhension des documents, qui implique une certaine habitude à lire vite et bien. L'un des exercices les plus productifs dans votre préparation consistera à trier, dans tous types de textes, les moments où vous sentez que l'auteur prend position, exprime un point de vue, conclut, déduit, parmi tout ce qu'il y a dans les documents d'exemples, de commentaires, de redites et de reformulations intermédiaires. Concrètement, dans chacun des cas, c'est un tiers à la moitié du texte qui donnera des éléments de réponse à la question qui vous est posée (qu'il s'agisse d'une synthèse ou d'une analyse). Bien comprendre le texte, c'est donc saisir ce qui, à l'intérieur, donne des éléments de réponse à la question que soulève l'épreuve.
• Ensuite intervient la gestion du temps : vous disposez d'1 h 20 environ pour traiter cette partie de l'admissibilité, autrement dit de très peu de temps. Il s'agit donc de vous organiser d'abord matériellement : voilà ce que je mets dans telle marge, voilà ce que j'applique dans l'autre. Ce que je fais de mes surligneurs, ce que j'entoure, comment je numérote, ce que je barre éventuellement : ces opérations matérielles, au concours, font gagner de précieuses minutes. Ne pas savoir, avant l'épreuve, comment manipuler matériellement les supports, c'est prendre un vrai risque.
• Pour ce qui nous occupe ici, l'épreuve consistait dans une analyse. À partir de la question posée (« quelle place de la norme » ?), il s'agissait donc de relever, dans les documents, ce qui coïncide, avec plus ou moins d'exactitude, avec cette problématique. Une fois le tri effectué, reste à opérer des recoupements (les « axes »). De fil en aiguille, vous saisissez que vous pouvez regrouper ceci et cela, et peut-être êtes-vous déjà en mesure de nommer ce qui deviendra des parties de votre plan. C'est à ce moment-là que l'utilisation des marges et du brouillon est déterminante : avec votre nomenclature à vous (souvent les candidats emploient des numéros), vos recoupements s'organisent, parmi lesquels apparaissent des rapprochements entre les auteurs, mais aussi ce qui les distingue et ce qui, en somme, fait que leurs contributions se complètent mutuellement.
• Indiquons que les correcteurs du CRPE n'auront pas de plan préétabli au moment des corrections, mais une énumération d'axes possibles que les candidats peuvent organiser comme ils l'entendent, pourvu que cela soit visible et tout de suite accessible pour celles et ceux qui les lisent !
Dans le cas présent, non seulement les textes ne parlaient pas tout à fait de la même chose, mais encore répondaient-ils tous trois à d'autres questions que celle posée dans l'intitulé du CRPE. Pour autant, dans la mesure où il s'agit d'un concours, tout le monde est confronté aux mêmes difficultés !