I. Question relative aux textes proposés (6 points)
Proposition de corrigé
L'écriture romanesque implique des constantes, au sein desquelles le traitement des personnages occupe une place de premier plan. Les traitements en question révèlent autant de conceptions et de modèles qui, hérités de courants, ou plus ou moins en marge de ces derniers, diffèrent selon les auteurs. Le présent dossier a ainsi pour mérite de proposer deux extraits de romans, Le Père Goriot d'H. de Balzac (1835) et La Carte et le Territoire de M. Houellebecq (2010), en regard de deux essais critiques (« Sur quelques notions périmées », tiré de Pour un nouveau roman d'A. Robbe-Grillet (1957), et L'Affaire du Chien des Baskerville de P. Bayard (2008) ), lesquels apportent, chacun à leur manière, un aperçu de cette diversité. D'une part, ces textes le font à travers les débats que suscite la place du personnage de roman ; d'autre part, ils témoignent des conceptions que les romanciers ont de leur propre rôle et de leur incidence sur le statut du personnage ; enfin, ils permettent de soulever la question de la nécessité du personnage du point de vue de la réception.
Le critique P. Bayard, dans son essai sur Le Chien des Baskerville de Conan Doyle, constate la pérennité de « Sherlock Holmes » : analysant la fonction du personnage, l'essayiste insiste sur sa nécessité de prendre en compte le point de vue du lecteur. P. Bayard réfute de la sorte, au moins en partie, ce qu'A. Robbe-Grillet, dans Pour un nouveau roman, semble affirmer concernant le traitement du personnage romanesque, à savoir qu'il n'a plus de légitimité. Selon A. Robbe-Grillet en effet, rien ne subsiste, dans la littérature contemporaine, des normes qui ont prévalu dans celles qui l'ont précédée. Par les formes que lui impose la tradition romanesque, le personnage, alors devenu une instance dénuée de contenu, ne suscite plus, d'après le romancier, l'illusion de l'adhésion de ses lecteurs comme de ses créateurs. Pour autant, si les personnages eux-mêmes ne perdurent pas forcément d'une œuvre à l'autre, il n'en demeure pas moins que des constantes apparaissent, qu'il s'agisse de « caractères », comme les dénomme Robbe-Grillet, ou de « types » ou « modèles », comme les désigne plus allusivement Houellebecq.
Là où l'auteur de Plateforme s'interroge sur la place à concéder au personnage, il en appelle directement à Robbe-Grillet, lequel, dans son plaidoyer en faveur d'une conception renouvelée du roman, dénonce l'esprit de conservatisme qui maintient, en dépit de sa désuétude, une perception du personnage maintenue depuis le début du xxe siècle. Selon les tenants de la « critique traditionnelle », dont les frères Karamazov ou le père Goriot sont des modèles ultimes, on ne saurait déroger aux conventions héritées. Dans cette perspective, les personnages représentent des caractères : ils cristallisent des types, modelés d'après des facteurs d'ordre généalogique, social, et disposent d'une identité civile et d'une place dans la société. La présentation du père Goriot extraite du roman éponyme d'H. de Balzac illustre effectivement ces prérogatives : selon les principes de la physiognomonie, Goriot représente une « figure », dans son physique et dans son habillement, mais aussi par les attributs psychologiques et socioculturels qui le déterminent. Par l'usage de la métaphore du « pigeon » et de la « perdrix », Balzac établit des correspondances entre des types humains et des catégories animales. En réponse, et tout en rejetant des approches qui offrent une conception univoque du personnage et bloquent par là même l'émergence de nouvelles formes romanesques, A. Robbe-Grillet élabore en négatif une définition nouvelle du personnage, « simple sujet de l'action exprimée par le verbe », instance narrative non caractérisée et dépouillée des préconstruits. Cela n'est pas sans faire écho à M. Houellebecq qui, en parlant de « problèmes techniques », admet que cette question dépasse une simple concurrence entre différents modèles et l'implique en tant qu'auteur.
Comme l'évoque A. Robbe-Grillet, la forme du roman est tributaire de celle de ses personnages et inversement. Ainsi les différentes orientations narratologiques qu'évoquent les auteurs traduisent-elles autant de conceptions du personnage.
Dans Le Père Goriot, le statut du narrateur qui a la faculté de multiplier les points de vue révèle, en amont, la position démiurgique de l'auteur. Balzac, tout en caractérisant ses personnages, réunit autour d'eux l'ensemble des conditions ou facteurs qui, en se coordonnant, concourent à une situation donnée. Tel un manipulateur, le romancier joue de l'éclairage mutuel que suscite l'interaction entre Vauquer et Goriot, ce qui lui permet en outre de mettre en valeur des aspects du caractère du personnage, et de suggérer par là le devenir inéluctable qui attend Goriot. De son côté, M. Houellebecq tente de déjouer les attentes. Si, comme Balzac, Houellebecq entretient avec ses personnages des rapports de nature hiérarchique, c'est pour le faire « à rebours » : le romancier de La Carte et le Territoire se positionne comme commanditaire du personnage principal, et se met à son service. Renonçant à la toute-puissance balzacienne, Houellebecq intègre le récit et adopte le statut ambigu et fluctuant d'auteur-personnage : de ce fait, l'auteur admet la pluralité de son identité et justifie son rôle. Conformément à ce que préconise Robbe-Grillet relativement au remaniement-relégitimation de la notion de personnage, Houellebecq lui fait perdre son évidence, comme en témoignent ses multiples hésitations. Or, quand bien même l'époque de « l'apogée de l'individu » serait, pour A. Robbe-Grillet, révolue, de tels « remaniements identificatoires », pour reprendre l'expression de P. Bayard, renvoient là encore à une question de territoires. P. Bayard n'hésite d'ailleurs pas à rapprocher le monde « intermédiaire » qu'occupe le personnage romanesque, d'une tension existant entre la réalité et la fiction. Du reste et selon l'essayiste, c'est précisément dans cet espace partagé que l'auteur, éventuellement auteur-personnage, rejoint les lecteurs, dans une nécessaire prise en compte de leur réception de l'œuvre.
Dans La Carte et le Territoire, Houellebecq, tout en conservant une identité néanmoins tout à fait visible d'auteur, manifeste son vœu de s'adapter aux besoins de la narration. Ce faisant, il se trouve dans la nécessité d'intégrer un univers fictionnel qui déstabilise la frontière entre le réel et l'imaginaire. Le roman apparaît, dès lors, comme un domaine aux limites mal circonscrites et la prise de distance avec l'illusion réaliste recherchée par la tradition est indéniable. Alors que P. Bayard parle d'une identité « floue » de l'auteur qui évolue dans un univers contraignant, Houellebecq attribue au roman une fonction intermédiaire, qu'il ne considère cependant que du point de vue de la relation auteur/personnage. Pour cet auteur, il n'est pas certain que la dimension non consciente soit engagée dans ce travail (sinon sous la forme de personnages surréalistes : ainsi le « radiateur »), car le personnage, finalement, n'existe qu'à travers sa réception.
Un autre élément de réponse nous en est donné par P. Bayard, lequel, dans son essai L'Affaire du Chien des Baskerville, envisage la notion de personnage du point de vue des instances réceptrices et met en évidence l'importance de l'interaction lecteur/personnage, laquelle semble absente chez Balzac. Le critique insiste de ce fait sur l'implication inconsciente du lecteur dans l'action romanesque, ainsi que sur les effets psychiques incontournables que suscitent les mécanismes d'identification. Ce point de vue n'est pas sans corroborer celui d'A. Robbe-Grillet, pour lequel la notion de caractère du personnage traditionnel, un simple « pronom sujet » susceptible de tirer sa consistance du lecteur lui-même, suffirait à créer un personnage. Réduit à un actant, le personnage peut être investi librement par les instances réceptrices auxquelles il offre un rôle à pourvoir.
Quelles que soient les conceptions de la notion elle-même de personnage, ce dernier fait l'objet d'une préoccupation récurrente chez les critiques comme chez les romanciers. Dès lors qu'il offre une certaine perméabilité ou qu'il incarne au contraire une forme pleine, close et entière, qu'il suscite l'illusion référentielle ou qu'a contrario il s'en détache, le personnage de roman est légitimé, avant tout, par le regard que le lectorat porte sur lui.
Recommandations
• Cette partie de l'épreuve consiste à trier, dans les textes, les moments où vous sentez que les auteurs apportent des éléments de réponse à la question posée par le dossier. Concrètement, dans chacun des cas, c'est un tiers à la moitié du texte qui donnera des éléments de réponse à la question qui vous est posée (qu'il s'agisse d'une synthèse ou d'une analyse). Bien comprendre les textes au CRPE, c'est donc saisir ce qui, à l'intérieur, renseigne la problématique.
• Qu'on se rassure sur le volume du corrigé : celui-ci a été rédigé dans des conditions plus favorables, et votre synthèse sera de 20 à 30 % plus courte. Car intervient la gestion du temps : vous disposez d'1h30 à 1h45 maximum pour traiter cette partie de l'admissibilité, autrement dit de très peu de temps. Il s'agit donc de vous organiser d'abord matériellement :
voilà ce que je mets dans telle marge, voilà ce que j'applique dans l'autre. Ce que je fais de mes surligneurs, ce que j'entoure, comment je numérote, ce que je barre éventuellement : ces opérations matérielles, au concours, font gagner de précieuses minutes. Si, avant l'épreuve, vous ne savez pas comment manipuler matériellement vos supports, vous prenez un vrai risque. Par ailleurs, il convient de
minuter votre pratique de l'épreuve :
tant (de minutes) pour la compréhension-surlignage (ou autre),
tant pour les brouillons (au moins pour l'introduction et les débuts de paragraphe : à ne jamais bâcler !),
tant pour l'écriture (des phrases assez courtes en général et qui s'enchaînent correctement) et
tant pour la relecture (on estime à un sixième le nombre de points que permet de « récupérer » une bonne relecture !).
Le reste renvoie bien entendu à l'écriture elle-même. À ce titre, toutes les indications sont données sur le site
SIAC du Ministère (
www.guide-concours-professeurs-des-ecoles.education.gouv.fr).
Indications méthodologiques
• Pour rappel :
« L'épreuve vise à évaluer (notamment) : la capacité à comprendre et exploiter des textes ou des documents pour en faire une analyse, une synthèse ou un commentaire rédigé avec clarté et précision, conformément aux exigences de polyvalence attachées au métier de professeurs des écoles. […]
Première partie :
La production écrite du candidat doit permettre au jury d'évaluer son aptitude au raisonnement, à la structuration ordonnée d'une pensée logique ainsi que sa capacité à exposer de façon claire, précise et simple une problématique complexe. »
Les commentaires exprimés par les correcteurs dans les jurys de concours sont sans appel : les documents sont-ils bien compris ? l'orthographe et la construction des phrases sont-elles correctes ? l'ensemble est-il organisé ? ce qui est repris répond-il à la question posée (la problématique) ? Ce sera suffisant pour un maximum de points !
• Pour ce qui nous occupe ici, l'épreuve consistait dans une
synthèse. À partir de la question posée (les « différentes conceptions du personnage de roman »), il s'agissait donc de relever, dans les documents, ce qui coïncide, avec exactitude, avec cette perspective. Une fois le tri effectué, reste à opérer des recoupements (les « axes »). En relisant ce que vous avez sélectionné, vous sentez que des éléments communs apparaissent : ici les auteurs traitent plutôt de ce type d'enjeu, là c'est un autre type d'enjeu qui est traité… De fil en aiguille, vous saisissez que vous pouvez regrouper ceci et cela, et peut-être êtes-vous déjà en mesure de nommer ce qui deviendra les parties de votre plan. C'est à ce moment-là que l'utilisation des marges et du brouillon est déterminante : avec votre nomenclature à vous (souvent les candidats emploient des numéros), vos recoupements s'organisent, parmi lesquels apparaissent des rapprochements entre les auteurs, mais aussi ce qui les distingue et ce qui, en somme, fait que leurs contributions se complètent mutuellement. Nous vous conseillons à ce moment-là :
- de produire plusieurs plans sommaires et de les manipuler pour voir lequel est le plus clair ;
- de détailler le plan choisi, à l'appui éventuellement des mots-clés que vous aurez formulés ;
- de produire un « propre » de l'introduction (phrase générale, présentation des documents, annonce du plan), ainsi que les premières phrases de chacune des « grandes » parties (deux suffisent en général, surtout au vu du temps imparti pour l'épreuve…).
• Dans le cas présent, les textes présentent une diversité (documents extraits de romans, essais critiques) qui peut poser difficulté. Autrement dit, si les documents de P. Bayard et d'A. Robbe-Grillet prennent clairement position sur la question, celle-ci apparaît en filigrane dans l'extrait du roman de M. Houellebecq, et de manière encore plus implicite dans celui d'H. de Balzac. Pour autant, cette difficulté peut représenter un atout : plus vous serez capable, dans l'exercice, de croiser les documents et de montrer dans quelle mesure ils se saisissent de cet enjeu, plus vous serez proche des exigences de cette production, exigences que le Rapport de Jury de l'Académie de Caen de 2012 rappelle en dénonçant les principaux défauts des copies dans les termes suivants :
« La majorité des copies fait apparaître une approche insuffisamment croisée des textes. Ceux-ci ne sont pas assez bien mis en perspective les uns par rapport aux autres. Ils sont étudiés parfois successivement et non mis en relation entre eux dans une perspective d'échos. L'exploitation du paratexte est insuffisante. »
Par ailleurs, le Rapport désigne comme deux « dérives » les suivantes :
« Certaines copies manifestent une compréhension des textes mais font un développement qui ne se réfère à aucun moment et de façon précise aux textes. À l'inverse, certaines se caractérisent par un montage de citations qui ne laisse guère de place à la réflexion. »
Quoi qu'il en soit, vous devrez vérifier, lors de la relecture :
- si vous avez bien confronté les textes les uns aux autres ;
- si vous avez effectivement organisé votre rédaction (paragraphes, transitions, parties…) ;
- si vous n'avez pas compilé des résumés ;
- si vous n'avez pas donné un point de vue personnel sur la question ;
- et si votre formulation est correcte et claire.