Nous savons combien vous êtes !
Rome, 10 juillet 2006. Les tifosi déchaînés viennent accueillir leur équipe vainqueur de la Coupe du monde de football. À pied, en voiture, en scooter… Ils affluent en masse vers le cirque Massimo, le stade où les gladiateurs étaient portés en triomphe dans la Rome antique. Combien sont-ils ? Des dizaines, des centaines de milliers ? Plus encore ? Il faudra attendre le lendemain pour connaître, par médias interposés, le chiffre exact : 1 million. Un chiffre en fait obtenu en temps réel, le soir même, minute après minute, par une poignée de scientifiques derrière des écrans. Même scénario, une semaine plus tard, pour le seul concert de l'étape italienne de Madonna. À l'aide de ce dispositif unique au monde, ce 6 août, 70 000 fans convergeant vers le stade olympique ont pu être suivis et comptabilisés en direct. Le procédé ? Des chercheurs du
MIT(1), auteurs de ce comptage inédit, ont révélé qu'ils avaient utilisé… les signaux émis par les téléphones mobiles des abonnés de Telecom Italia.
Baptisée « Rome temps réel », cette première expérimentation a permis de visualiser la capitale italienne sous un nouveau jour : sur de grands écrans étaient représentés des quartiers entiers de Rome où points lumineux, flèches rouges, vertes, orange, courbes colorées en trois dimensions représentaient les mouvements de population, les lieux les plus fréquentés, les embouteillages… Des représentations rendues possibles par l'utilisation de données anonymes et collectives fournies par l'opérateur téléphonique. « Nous leur avons appliqué des algorithmes d'intelligence artificielle, ce qui nous permet d'analyser les mouvements des automobilistes mais aussi des piétons, des cyclistes… » explique Carlo Ratti, directeur du SenseAble City Laboraty du MIT chargé de cette expérimentation.
Le principe de la géolocalisation n'est pas nouveau : aujourd'hui des parents stressés peuvent savoir à distance et en temps réel où se trouvent leurs enfants grâce à leur numéro de téléphone mobile ; des entreprises, pour mieux surveiller leur flotte automobile… et leurs salariés, peuvent installer des systèmes de localisation par satellite (GPS) ; dans certaines enquêtes criminelles, la justice a recours aux services des opérateurs téléphoniques pour identifier et localiser les portables des suspects. Mais jamais une foule entière n'avait été suivie à la trace, comptée, et même qualifiée, puisque les signaux téléphoniques permettent tout de même de distinguer les numéros locaux et étrangers. Les chercheurs du MIT sont persuadés que leur technique, et les informations qui en découlent, sont susceptibles d'intéresser une multitude d'acteurs économiques dans une ville : des régies de transport voulant réorganiser le tracé des bus, une chaîne cherchant les lieux les plus courus pour implanter ses magasins, des afficheurs urbains soucieux de connaître l'affluence réelle devant leurs panneaux… « Obtenir des informations via un téléphone portable est beaucoup moins cher que l'utilisation d'hélicoptères, de caméras ou de capteurs dispersés un peu partout dans la ville » affirme Carlo Ratti. Cette technique permettrait aussi de régler les différends entre forces de l'ordre et organisateurs concernant le nombre de manifestants.
Après ce test ponctuel, la ville de Rome pourrait devenir la première capitale à fonctionner en « temps réel » Seule interrogation, mais de taille : cette innovation ne peut-elle pas déboucher sur un outil gigantesque de surveillance, digne de George Orwell
(2), alors que près de 3 milliards d'individus sur la planète sont équipés de téléphones portables ?
Dès aujourd'hui, la traçabilité des individus est possible. Les banques, à l'aide des cartes bancaires, peuvent suivre leurs clients en fonction de leurs dépenses. Les opérateurs sont techniquement capables de savoir d'où est émis un appel, où il est reçu, la durée et l'heure à laquelle a été passée la communication. Même lorsqu'il est en veille, il est possible de localiser la puce d'un appareil. Mais ces informations sont utilisées en principe seulement dans le cas d'enquêtes policières. « Juridiquement, les opérateurs de télécommunications doivent effacer ou rendre anonymes les données techniques, sauf en cas d'infractions pénales et pour les besoins de la facturation » rappelle Sophie Nerbonne, de la
CNIL(3).
Avec la technologie imaginée par le
MIT, « nous franchissons un palier supplémentaire », explique le chercheur belge Thierry Balzacq, spécialiste des questions de sécurité et de libertés individuelles. Il existe déjà tout un tas d'outils qui vont dans le même sens, mais ce procédé propose pour la première fois une géolocalisation massive en temps réel qui pose le problème de la liberté de mouvement ajoute-t-il. Le chercheur rappelle qu'aux États-Unis, le respect des libertés individuelles est toujours au centre des préoccupations depuis que San Francisco veut devenir une ville WiFi
(4) à l'aide de Google. Le projet initial, toujours à l'étude, offrirait aux utilisateurs un réseau sans fil gratuit, mais en contrepartie ces derniers accepteraient de fait d'être géolocalisés » pour recevoir des publicités locales ciblées sur leur ordinateur, téléphone mobile ou assistant personnel.
Face à la multiplication des outils de géolocalisation, M. Balzacq exhorte à la vigilance locale expliquant que « c'est à chaque pays de faire en sorte qu'il n'y ait pas d'abus ».