Strasbourg, épreuve écrite, ASS, ES, EJE
Dernier essai le - Score : /20
Consignes
1. Vous dégagerez les aspects essentiels de l'article de façon synthétique et concise. (8 points)
2. Vous expliquerez et discuterez cette affirmation :
« Par la marque, l'objet n'a plus rien à voir avec sa dimension utilitaire. Il est devenu un symbole marquant son appartenance en même temps que sa distance à un groupe. » (12 points)
Objectif : à travers cette épreuve, seront évaluées vos capacités à :
  • comprendre, analyser, synthétiser un texte ;
  • raisonner et exprimer votre pensée en l'argumentant ;
  • vous exprimer par écrit, avec clarté et concision ;
  • conduire une réflexion, personnelle et problématisée, à partir du texte.
Pour cette épreuve, il sera tenu compte du style et de l'orthographe. Vous serez noté sur 20.
Texte
Marques : la nouvelle religion et ses adeptes
Arborant des vêtements et accessoires de marques (souvent très chers) qui soulignent leur appartenance à une tribu, les jeunes semblent, plus que jamais, asservis à un culte du « look » qui réjouit les fabricants et les enrichit mais inquiète enseignants et pédagogues…
En matière de sacs à dos, il n'existe qu'une marque possible (les initiés et les bons observateurs la reconnaîtront !) pour se fondre dans les sorties de collège ou lycée. Même le choix du coloris est codé. Couleurs doucement délavées pour les filles – qui doivent évidemment en posséder plusieurs pour les assortir – et sombres pour les garçons. Pour les baskets, quelques marques centrales et quelques outsiders se partagent les 26 millions de pieds de collégiens et de lycéens à chausser. Quant aux jeans, blousons ou sweats, tout dépend si l'on est dans le surfwear, le workwear ou l'urbanwear – sachant que le streetwear est dépassé – et que son look dépend de sa tribu…
Les fashion victims sont partout. Dans les lycées de centres-villes ou ceux des cités. Les jeunes Européens ressemblent aux Américains, voire aux Asiatiques des pôles urbains et tous dépensent autant pour se vêtir. En moyenne 450 euros par année et par jeune de 11 à 17 ans ! Ce qui, multiplié par le nombre de collégiens, de lycéens et de grands du primaire, représente une jolie manne pour les fabricants. Car ces 450 euros ne sont qu'une moyenne souvent largement dépassée, lorsqu'il faut ici ou là un accessoire « couture ». Et c'est bien souvent le cas. Pour certains, le temps de la basket basique est maintenant révolu et a laissé place à la basket… rare. Oui, de collection. Idem pour le jean. La mode dépasse l'entendement parce qu'elle n'est pas une affaire de raison !
Par la marque, l'objet n'a plus rien à voir avec sa dimension utilitaire. Il est devenu un symbole marquant son appartenance en même temps que sa distance à un groupe.
« Du point de vue économique, la marque doit doter le produit d'une valeur symbolique non mesurable qui l'emporte sur sa valeur utilitaire et d'échange. Elle doit rendre l'article de marque non interchangeable avec des articles destinés au même usage et le doter d'une valeur artistique ou esthétique, sociale et expressive », expliquait André Gorz dans l'Immatériel (Galilée, 2003). Rien n'a changé, mais tout s'est amplifié au point que l'affaire est devenue grave.
Une inversion des valeurs
Pour le jeune, la marque, le code vestimentaire symbolisent l'appartenance à un groupe. Pour le philosophe ou le politologue, cette « conso-mania » est le vecteur d'une pseudo-religion qui s'empare de l'univers de l'école dans lequel ces consommateurs en herbe évoluent. Le politologue Paul Ariès(1) a démonté cette logique qui transforme les marques en dieux des cours de récré. « Cette soumission à la dictature des logos représente une véritable inversion du sacré et du profane. On profane ce qui est considéré habituellement comme sacré : des valeurs comme l'égalité, la fraternité, le goût de l'effort, etc. Et on sacralise le plus profane : le culte de l'argent, de l'objet, de la « gagne », de l'avoir, du paraître, etc. Cette « marques-mania » aboutit au fait que l'avoir supplante l'être. Tout conduit donc à la consommation, parce que c'est devenu un idéal de vie. Un but en soi », rappelle-t-il.
Ancien enseignant, théoricien de la décroissance, et cofondateur de RAP(2), François Brune(3) dénonce lui aussi cette Église de la très sainte consommation. « Pour ironique qu'elle soit, cette métaphore n'a rien de gratuit. La religion publicitaire fonctionne en effet à plusieurs niveaux. Il y a d'abord la célébration rituelle de la marchandise, sur les affiches ou dans les spots : l'annonce publicitaire est toujours plus ou moins une "annonciation". Le produit apparaît comme salvateur : qu'il fasse l'objet d'un hymne à la jouissance ou d'une liturgie de l'efficacité, il va transformer votre vie… pour peu, bien sûr, que vous adhériez à sa promesse ». Et les similitudes avec l'univers religieux ne s'arrêtent pas là. « Si dégradée soit-elle, c'est à une rhétorique du salut que nous avons affaire. Or, le bonheur publicitaire ne se présente pas comme simple consommation matérielle : il s'allie à un certain nombre de « valeurs » qu'il récupère – la vie (la vraie !), la liberté, la convivialité, l'art, le rêve, l'idéal, la démocratie, etc. ». Témoins le « Just do it » de Nike, le « Impossible is nothing » d'Adidas ou le « I am what I am » de Reebok.
Que le propos de certaines chaînes télévisées privées soit de libérer les esprits des téléspectateurs pour les rendre réceptifs à ce message est intellectuellement peu satisfaisant, mais idéologiquement – et surtout économiquement – compréhensible. En revanche, que l'école devienne le lieu de ce transfert de valeurs pose un problème d'une autre dimension. Et ce d'autant plus que l'école, en France, ne se donne pas pour mission comme aux États-Unis d'intégrer un jeune dans la société, mais d'educere : de sortir les élèves de la caverne platonicienne de ce monde des ombres, pour les amener au monde de la connaissance.
Accepter que cet espace devienne le terrain de jeu des marques serait une pure dénégation de la mission première de l'école. Le surconsommateur est le contraire du citoyen. « L'école a officiellement en France la mission de former de bons citoyens, pas de bons salariés (forçats du travail) ni de bons consommateurs (forçats de la consommation) », rappelle Paul Ariès. Pour cela l'enseignant a besoin d'avoir face à lui un être en construction qui ne soit pas la proie du business ambiant et ne s'abandonne pas à de fausses valeurs. Une identité de marque n'est pas une identité, même si elle donne cette illusion.
Simplifie-t-on le travail des enseignants en ne contrôlant pas rigoureusement l'entrée de la publicité dans l'école ? Pas vraiment ! Quelques mouvements ont entrepris une action militante de longue haleine. Les casseurs de pub ou Résistance à l'agression publicitaire (RAP militent, entre autres, pour que cette institution demeure un lieu de neutralité. « La laïcité, dont l'humanisme s'inspire de la Déclaration des droits de l'homme, repose sur un équilibre. Diverses idéologies traversent en permanence notre société, elles traversent aussi l'école, et celle-ci doit précisément en faire prendre conscience aux élèves, afin qu'ils fassent aussi librement que possible leurs choix philosophiques, religieux ou idéologiques. La perméabilité inévitable de l'école ne doit donc pas devenir une immersion dans ce qui est actuellement l'idéologie de la consommation. N'introduisons pas le loup dans la bergerie, il est déjà omniprésent ailleurs », martèle François Brune.
La libération des fashion victims viendra-t-elle des fashion victims elles-mêmes ?
Maryline Baumard
Le Monde de l'Éducation, décembre 2005
(1)Paul Ariès est auteur de Petit manuel anti-pub (Golias, 2004), de Décroissance ou barbarie (Golias, octobre 2005). Porte-parole du Mouvement international pour une rentrée sans marques.
(2)mouvement de Résistance à la publicité
(3)François Brune est l'auteur de De l'idéologie aujourd'hui (Parangon, octobre 2005), de La Misère humaine en milieu publicitaire (La Découverte, 2004).