Des marchands de phrases : Balzac, Illusions perdues
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Lousteau vint avec Hector Merlin et Vernou voir Lucien, qui fut prodigieusement flatté d'être l'objet de leurs attentions. Félicien apportait cent francs à Lucien pour le prix de son article. Le journal avait senti la nécessité de rétribuer un travail si bien fait, afin de s'attacher l'auteur. Coralie, en voyant ce chapitre de journalistes, avait envoyé commander un déjeuner au Cadran-Bleu, le restaurant le plus voisin ; elle les invita tous à passer dans sa belle salle à manger quand Bérénice vint lui dire que tout était prêt. Au milieu du repas, quand le vin de Champagne eut monté toutes les têtes, la raison de la visite que faisaient à Lucien ses camarades se dévoila.
— Tu ne veux pas, lui dit Lousteau, te faire un ennemi de Nathan ? Nathan est journaliste, il a des amis, il te jouerait un mauvais tour à ta première publication. N'as- tu pas L'Archer de Charles IX à vendre ? Nous avons vu Nathan ce matin, il est au désespoir ; mais tu vas lui faire un article où tu lui seringueras des éloges par la figure.
— Comment ! après mon article contre son livre, vous voulez… demanda Lucien.
Émile Blondet, Hector Merlin, Étienne Lousteau, Félicien Vernou, tous interrompirent Lucien par un éclat de rire.
— Tu l'as invité à souper ici pour après-demain ? lui dit Blondet.
— Ton article, lui dit Lousteau, n'est pas signé. Félicien, qui n'est pas si neuf que toi, n'a pas manqué d'y mettre au bas un C, avec lequel tu pourras désormais signer tes articles dans son journal, qui est gauche pure. Nous sommes tous de l'opposition. Félicien a eu la délicatesse de ne pas engager tes futures opinions. Dans la boutique d'Hector, dont le journal est centre droit, tu pourras signer par un L. On est anonyme pour l'attaque, mais on signe très bien l'éloge.
— Les signatures ne m'inquiètent pas, dit Lucien ; mais je ne vois rien à dire en faveur du livre.
— Tu pensais donc ce que tu as écrit ? dit Hector à Lucien.
— Oui.
— Ah ! mon petit, dit Blondet, je te croyais plus fort ! Non, ma parole d'honneur, en regardant ton front, je te douais d'une omnipotence semblable à celle des grands esprits, tous assez puissamment constitués pour pouvoir considérer toute chose dans sa double forme. Mon petit, en littérature, chaque idée a son envers et son endroit ; personne ne peut prendre sur lui d'affirmer quel est l'envers. Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée. Les idées sont binaires. Janus est le mythe de la critique et le symbole du génie. Il n'y a que Dieu de triangulaire ! Ce qui met Molière et Corneille hors ligne, n'est-ce pas la faculté de faire dire oui à Alceste et non à Philinte, à Octave et à Cinna. Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, a écrit une lettre pour et une lettre contre le duel, oserais-tu prendre sur toi de déterminer sa véritable opinion ? Qui de nous pourrait se prononcer entre Clarisse et Lovelace, entre Hector et Achille ? Quel est le héros d'Homère ? quelle fut l'intention de Richardson ? La critique doit contempler les œuvres sous tous leurs aspects. Enfin nous sommes de grands rapporteurs.
— Vous tenez donc à ce que vous écrivez ? lui dit Vernou d'un air railleur. Mais nous sommes des marchands de phrases, et nous vivons de notre commerce. Quand vous voudrez faire une grande et belle œuvre, un livre enfin, vous pourrez y jeter vos pensées, votre âme, vous y attacher, le défendre ; mais des articles lus aujourd'hui, oubliés demain, ça ne vaut à mes yeux que ce qu'on les paye. Si vous mettez de l'importance à de pareilles stupidités, vous ferez donc le signe de la croix et vous invoquerez l'Esprit saint pour écrire un prospectus !
Tous parurent étonnés de trouver à Lucien des scrupules et achevèrent de mettre en lambeaux sa robe prétexte pour lui passer la robe virile des journalistes.
— Sais-tu par quel mot s'est consolé Nathan après avoir lu ton article ? dit Lousteau.
— Comment le saurais-je ?
— Nathan s'est écrié : — Les petits articles passent, les grands ouvrages restent ! Cet homme viendra souper ici dans deux jours, il doit se prosterner à tes pieds, baiser ton ergot, et te dire que tu es un grand homme.
— Ce serait drôle, dit Lucien.
— Drôle ! reprit Blondet, c'est nécessaire.
— Mes amis, je veux bien, dit Lucien un peu gris ; mais comment faire ?
— Eh ! bien, dit Lousteau, écris pour le journal de Merlin trois belles colonnes où tu te réfuteras toi-même. Après avoir joui de la fureur de Nathan, nous venons de lui dire qu'il nous devrait bientôt des remerciements pour la polémique serrée à l'aide de laquelle nous allions faire enlever son livre en huit jours. Dans ce moment-ci, tu es, à ses yeux, un espion, une canaille, un drôle ; après-demain tu seras un grand homme, une tête forte, un homme de Plutarque ! Nathan t'embrassera comme son meilleur ami. Dauriat est venu, tu as trois billets de mille francs : le tour est fait. Maintenant il te faut l'estime et l'amitié de Nathan. Il ne doit y avoir d'attrapé que le libraire. Nous ne devons immoler et poursuivre que nos ennemis. S'il s'agissait d'un homme qui eût conquis un nom sans nous, d'un talent incommode et qu'il fallût annuler, nous ne ferions pas de réplique semblable ; mais Nathan est un de nos amis, Blondet l'avait fait attaquer dans le Mercure pour se donner le plaisir de répondre dans les Débats. Aussi la première édition du livre s'est-elle enlevée !
— Mes amis, foi d'honnête homme, je suis incapable d'écrire deux mots d'éloge sur ce livre…
— Tu auras encore cent francs, dit Merlin. Nathan t'aura déjà rapporté dix louis, sans compter un article que tu peux faire dans la revue de Finot, et qui te sera payé cent francs par Dauriat et cent francs par la revue : total, vingt louis !
— Mais que dire ? demanda Lucien.