Un homme me disait naïvement ces jours-ci : « Quelle drôle d'idée avez-vous de demander à contrôler le budget de l'État ? » Étant au courant des habitudes de ce monsieur : « Quelle idée avez-vous, vous-même, lui répartis-je, de contrôler le budget de votre maison ? »
« Euh ! euh ! fit-il, c'est que je me méfie ; ma cuisinière fait danser l'anse du panier. »
Eh bien ! les femmes veulent contrôler les dépenses publiques parce qu'elles savent, elles aussi, que les hommes font danser l'anse du panier de l'État.
Nous additionnerons les petites sommes qui sont allouées aux femmes dans chaque budget, nous les mettrons en regard des grosses sommes que les hommes s'attribuent. Les chiffres sont éloquents ; ils prouveront mieux que des mots que nous avons raison de nous méfier.
Quand des hommes et des femmes apportent la même mise de fonds, s'associent pour une exploitation industrielle et commerciale, chacun, quel que soit son sexe, a la même part proportionnelle de bénéfices. Les hommes et les femmes, associés pour payer leur quote-part des dépenses de l'État doivent retirer de l'association les mêmes avantages, exercer les mêmes droits de contrôle. Les hommes ne doivent pas, parce qu'ils ont la barbe, posséder seuls, la clef du trésor commun et ainsi que des caissiers infidèles s'approprier l'argent dont ils ont la garde.
Si dans notre société, un particulier ne peut nuitamment, voler son semblable sous peine d'être emprisonné, la collectivité des hommes ne peut au grand jour, avec la force de la loi pour accomplir son larcin voler la collectivité des femmes.
On n'a pas idée d'un associé, – je ne parle pas d'un mari, – mais d'un individu quelconque qui dirait à une femme avec laquelle il possède une propriété, une maison indivise : « Mettons chacun tant d'argent pour entretenir notre maison. » Si la femme y consentait et que malgré son argent déboursé, elle continuait à voir le côté de la maison à elle réservé, usé, décrépit, et celui de son voisin, embelli, restauré avec ses deniers, cette femme dirait : « mon associé me vole » ; elle en saisirait la justice et naturellement le larron passerait en police correctionnelle.
L'État autocratique masculin représente ce larron. Les femmes, la personne dupée, et plus malheureuses que la copropriétaire de la maison, elles ne peuvent se plaindre efficacement, car partout, dans l'organisation sociale, elles rencontrent des hommes, c'est-à-dire des gens qui participent au larcin dont elles sont victimes, qui en bénéficient.
Les femmes veulent contrôler et répartir les budgets, parce qu'elles n'ont pas foi dans la délicatesse des hommes pour le faire équitablement.
Les femmes veulent contrôler les budgets :
Premièrement, pour ne pas être volées, pour ne pas voir leur argent passer de leur poche dans celle de leurs oppresseurs, les hommes ;
Deuxièmement, pour ne pas être ruinées par la dilapidation et le désordre des hommes ;
Troisièmement, pour faire à l'aide des sacrifices et de l'effort que chacun apporte au trésor public, le bien-être de tous.
Avec le régime du droit masculin (gouvernement des hommes), c'est aux hommes habiles et fortunés que vont les attributions, les bénéfices de tous. Avec le régime du droit humain (gouvernement des femmes et des hommes) la richesse publique formée des deniers de tous serait répartie également sur tous.
La femme apportant dans la gestion des affaires publiques ses aptitudes maternelles, elle aurait pour les infortunés, dans l'État, de même qu'elle a pour les enfants débiles dans la famille, tous les soins, toutes les attentions.
On vante l'esprit d'ordre et de détail des femmes. On dit que personne mieux qu'elles, ne sait équilibrer les recettes et les dépenses du ménage. Qu'est-ce donc, en définitive que l'État, sinon un grand ménage à administrer ? Il faut que les femmes apportent dans le grand ménage national leur savoir méticuleux : elles y feront entrer l'ordre, l'économie ; elles veilleront à ce que le superflu n'ait pas, comme maintenant, le pas sur le nécessaire. Avec elles le bien-être pénétrera l'État, comme avec elles le bien-être pénètre dans la maison.
La femme ménagère nationale mettra bien plus d'humanité que de gloriole dans sa fonction ; elle empêchera la dilapidation de nos deniers, elle supprimera certains impôts qui hypothèquent la vie du pauvre, elle fera transporter gratuitement les objets de consommation, elle les fera vendre francs de toute taxe, francs de toute spéculation.
Tout va de mal en pis dans la commune et dans l'État, avec le seul gouvernement des hommes. L'excès des maux spéciaux, exige de grands remèdes.
La preuve que l'homme a donnée de son impuissance et de son incompétence en matière de régénération sociale, rend urgent l'appel des femmes au gouvernement.
« Pourquoi les femmes veulent contrôler les budgets ? », La Citoyenne, 5 juin 1881.