François Guizot, « En supprimant l'ennemi connu, on ne supprime pas toujours le péril », 1822
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Introduction

Introduction

Universitaire et homme politique, François Guizot (1787-1874), dont le père a été guillotiné pendant la Terreur, incarne à partir de 1820 l'opposition libérale à la Restauration, éprise de tolérance, opposée aux extrémismes de la Terreur comme à ceux de la contre-Révolution. Démis de ses fonctions de professeur à l'université, il rédige des ouvrages d'histoire politique et des essais, dont l'un est entièrement consacré à la question : De la peine de mort en matière politique. Utilisant ses compétences d'historien, il démontre en particulier que les nouvelles conditions sociales et politiques du siècle, plus démocratiques, rendent inefficace la peine de mort en politique, les idéologies survivant aux hommes et se diffusant dans les masses. Il ne cherchera toutefois pas à mettre en pratique ses idées lorsque la révolution de 1830 installera sur le trône Louis Philippe ; plusieurs fois ministre, il finira au contraire par incarner la résistance au changement.
« En supprimant l'ennemi connu, on ne supprime pas toujours le péril », 1822

« En supprimant l'ennemi connu, on ne supprime pas toujours le péril », 1822

L'efficacité des peines est ou matérielle ou morale, ou matérielle et morale tout ensemble. Elle est matérielle par l'impuissance où elle réduit le coupable, morale par l'exemple que donne son châtiment. […] Mais l'efficacité des peines n'est point la même dans tous les lieux ni dans tous les temps. Elle varie selon les divers états de la société, les divers degrés de la civilisation, selon les idées des peuples et les situations du pouvoir. La peine de mort, en dépit des apparences, n'a point, même sous le rapport matériel, le privilège d'une efficacité immuable. En supprimant l'ennemi connu, on ne supprime pas toujours le péril. Quelle était jadis la composition de la société ? Une aristocratie peu nombreuse, riche et puissante ; une multitude pauvre, obscure et faible, malgré sa force numérique. Un complot était-il ourdi parmi les grands ? Il avait des chefs connus, importants, investis par eux-mêmes d'une force immense ; il était le fruit de l'ambition de quelques hommes, d'un seul peut-être, l'œuvre de quelques influences personnelles. Le crime découvert, en frappant deux ou trois coupables, on échappait vraiment au danger. […] La mort d'un ennemi n'est aujourd'hui que celle d'un homme ; elle ne trouble ni n'affaiblit le parti qu'il servait ; si le pouvoir en est rassuré, il se trompe ; son danger demeure le même, car cet homme ne le créait point. Les causes en sont éparses et profondes ; l'absence d'un chef prétendu n'atténuera point leur énergie, ne déréglera même pas leur action. Elles ne manqueront ni d'interprètes, ni d'instruments, ni de conseils. Les intérêts, les opinions existent maintenant pour leur compte, se dirigent par leur propre prudence, se font jour par leur propre vertu. Nul n'en a le monopole, nul ne peut les perdre ou les vendre par sa chute ou par sa trahison. […] La peine de mort est-elle plus efficace, et par là plus nécessaire contre les périls qui naissent plus bas dans la société ? […] Je voudrais savoir quel gouvernement oserait aujourd'hui user contre le peuple de la peine de mort, de façon à la rendre matériellement efficace ; quelles lois, quels ministres prescriraient ou permettraient d'élever des potences le long des chemins, de faire fusiller les hommes par centaines, de déposséder ou de chasser les hommes d'un canton ? […] On ne lutte point avec les faits sociaux ; ils ont des racines où la main de l'homme ne saurait atteindre, et quand ils ont pris possession du sol, il faut savoir y vivre sous leur empire. Il n'y a plus maintenant ni grands seigneurs à détruire, ni populace à décimer. Matériellement inutile contre les individus, puisqu'il n'y en a point dont l'existence soit menaçante, la peine de mort l'est également contre les masses, car elles sont trop fortes et se gardent trop bien pour qu'elle puisse s'y exercer avec efficacité. […]
La peine suppose le crime, et si la supposition n'est admise, son efficacité morale disparaît. Voici ce qui arrive alors : ou l'homme que la peine atteint et ceux qui pensent comme lui jugent qu'on a tort de les frapper ; et dans ce cas la peine ne produit sur eux que l'effet d'une injustice ; elle les irrite, les confirme dans leur opinion au lieu de la changer, les sépare du pouvoir plus complètement encore qu'ils n'en étaient séparés naguère, et va ainsi directement contre une partie de son dessein. Que si au contraire les ennemis du pouvoir conviennent qu'il a droit de les punir, s'ils reconnaissent qu'il déploie avec raison contre eux la force dont il dispose, c'est qu'ils ont pris le parti de se considérer avec lui comme en état de guerre. Dès lors tout lien social est rompu ; ce n'est plus de lois ni de châtiments qu'il s'agit ; les complots sont des embuscades, les supplices des défaites. Le gouvernement a perdu sa position morale ; il est descendu sur le terrain de la force ; tout est égal entre lui et ses ennemis ; comme il a le droit de se défendre, on a le droit de l'attaquer ; il ment s'il réclame l'obéissance, on ment si on lui demande la justice. Tout cela appartient à la société, et la société est dissoute ; il n'y a plus que la guerre, avec la liberté de ses armes, la continuité de ses périls, et l'incertitude de ses résultats. […] La crainte, par exemple, a plus d'efficacité contre les intérêts que contre les passions, contre les passions que contre les idées. Il est plus aisé d'interdire par la peur le vol au pauvre que la vengeance à l'homme irrité, et l'homme irrité, à son tour, sera plus aisément contenu par la terreur des peines que le fanatique à qui sa croyance commande l'assassinat. En général, quand le principe qui pousse l'homme est d'une nature en quelque sorte matérielle, comme un intérêt purement personnel, la crainte a sur lui beaucoup de prise ; elle oppose intérêt à intérêt, et tout se passe ainsi dans la même sphère ; il y a similitude et convenance entre le mobile et l'obstacle. À mesure que l'on s'approche de l'ordre moral, la crainte perd de sa vertu ; elle cesse d'être en rapport naturel et direct avec les forces qu'elle prétend réprimer ; elle leur parle un langage qui n'est pas le leur, leur donne des raisons qui ne leur vont point, frappe ainsi en dessous du but où elle veut atteindre ; et quand on arrive à la plus pure comme à la plus rare de toutes les forces, à ces convictions pleines et dominantes où la nature morale se déploie dans toute son énergie, la crainte demeure sans action sur l'homme placé au-dessus du monde où se renferme son pouvoir. Qu'on y pense, ceci n'est point une théorie, ce sont les faits, tels que les a réglés la Providence, qui a voulu que l'ordre matériel et l'ordre moral demeurassent distincts et profondément divers, même dans leur union.
François Guizot, De la peine de mort en matière politique, Paris, Béchet, 1822, 2e édition, pp. 9-53.