Hubertine Auclert, « Les contrats de mariage », La Citoyenne
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La femme, en apportant autant et souvent même plus que l'homme à la communauté, n'a non seulement pas droit sur les biens mis en commun par son mari, mais elle perd même le droit de disposer de ses biens propres.
Est-ce parce qu'elle est femme ?
Non, puisque la femme qui s'associe avec un homme pour exploiter une industrie quelconque a légalement autant de droit que son associé sur cette industrie.
C'est parce qu'elle est mariée, c'est-à-dire tombée sous le coup de l'incapacité légale ; que la femme ne peut ni jouir, ni disposer des biens de la terre. On craint qu'elle en mésuse, et pour l'empêcher d'en mésuser, on la prive d'en user.
La Révolution elle-même, qui cependant avait fait du mariage une libre convention, ne se souciait pas d'admettre l'égalité des époux sur les biens communs.
C'est grâce à l'énergie et au talent de Danton et de Camille Desmoulins que le projet de code de la Convention porte à l'article 11 du titre III : « Les époux ont ou exercent un droit égal pour l'administration de leurs biens », et à l'article 12 : « Tout acte important, vente, engagement ou hypothèque sur les biens de l'un ou de l'autre, n'est valable que s'il est consenti par l'un et l'autre des époux ».
Le code de la Convention était rationnel, tandis que le code Napoléon(1) fait du mariage une association ayant pour base l'inégalité des associés.
Si, dès les premiers jours de vie commune, la femme n'a pas le caractère de se mettre, malgré la loi, sur le pied de l'égalité avec l'homme, elle sera, toute sa vie, victime de la tyrannie maritale.
Dès que l'homme a épousé, il considère si bien la fortune ou le produit du travail de la femme comme siens, qu'il les fait naturellement servir à son plaisir ou à ses goûts thésaurisateurs.
Sous le régime de la communauté, la femme, même riche, est réduite à une si complète indigence qu'elle est obligée, pour recevoir quelques pièces de monnaie (sa monnaie à elle), de s'humilier jusqu'à tendre la main à son mari.
Sous ce beau régime, le mari administre seul les propriétés immobilières même quand ces propriétés auraient été mises dans la communauté par la femme. Quant à l'argent et aux revenus qui sont dans l'association, –  cet argent et ces revenus appartiendraient-ils à la femme,  – le mari en disposera d'une façon absolue. Il a le pouvoir de les distraire de la communauté, et de les donner à qui lui plaît. –  À ses maîtresses par exemple.
Le mari, dit le savant jurisconsulte Acollas(2), gouverne autocratiquement, la communauté, il peut la ruiner si bon lui semble et comme bon lui semble.
À notre époque, il est d'autant plus facile aux maris de ruiner leur femme que la fortune apportée en dot est presque toujours mobilière, c'est-à-dire de l'espèce dont le mari peut disposer absolument.
Le régime de la communauté, si bien à l'avantage de l'homme, est le contrat le plus adopté en France.
Il subalternise, il humilie, il appauvrit la femme, pendant qu'il glorifie et enrichit l'homme.
Chaque mariage conclu sous ce régime ouvre l'ère à une nouvelle autocratie. Or, de même qu'un roi aime mieux régner sur un peuple riche que sur un peuple pauvre, un homme aime mieux régner sur une femme riche que sur une femme pauvre : de là, cette chasse à la dot qui entraîne les jeunes gens les plus honnêtes.
Avec les besoins, de plus en plus impérieux, de notre société moderne, il faut être riche ; et comme il est long et difficile de s'enrichir par le travail, on a recours à un autre moyen : ce moyen, pour les hommes, c'est de se marier.
Le mariage est devenu une des plus avantageuses spéculations de notre époque : le futur roi de la communauté ne regarde pas la femme, il ne s'occupe que de la fortune qu'elle représente, car ce n'est pas une union qu'il rêve, c'est une affaire qu'il conclut.
Si l'affaire est avantageuse, le cœur et le goût auront leur satisfaction aussi. La fortune n'ouvre-t-elle pas la porte à toutes les jouissances ? L'argent de la femme légitime paiera au mari des courtisanes. Ainsi, la femme riche achète un mari, l'homme qui s'est vendu pour s'enrichir achète une maîtresse et, en vérité, je ne sais lequel des trois est le plus heureux, et dans l'état, le plus moral.
Quand les jeunes gens sauront que les femmes dotées qu'ils recherchent en mariage conserveront leurs droits de propriétaires sur les biens qu'elles apportent dans la communauté ; quand ils sauront qu'ils ne peuvent rien distraire de la fortune de leur femme sans son consentement, ils verront à s'unir non à une dot, mais à une femme qu'ils aiment. Ce sera à la fois plus moral et plus économique, puisque, à ce qu'il paraît, le cœur n'abdique pas.
 
(1)Le code Napoléon en 1804 stipule à l'article 1124 que « les personnes privées de droits juridiques sont les mineurs, les femmes mariées, les criminels et les débiles mentaux ». Les femmes mariées n'ont pas le droit de signer un contrat, de gérer leurs biens, de travailler sans l'autorisation du mari, de toucher elles-mêmes leur salaire. Elles n'ont aucun droit politique.
(2)Émile Accolas (1826-1891), juriste français, républicain radical. En 1866 il participa à la formation d'un comité d'études ayant pour but la refonte de la législation civile française, prônant notamment le divorce, l'égalité entre les époux ou l'élévation de l'âge du mariage à 21 ans pour l'homme et 18 ans pour la femme.