Léon Bloy, Le Sang du pauvre
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L'HALLALI
Le riche est une brute inexorable qu'on est forcé d'arrêter avec une faux ou un paquet de mitraille dans le ventre…
Il est intolérable à la raison qu'un homme naisse gorgé de biens et qu'un autre naisse au fond d'un trou à fumier. Le Verbe de Dieu est venu dans une étable, en haine du Monde, les enfants le savent, et tous les sophismes des démons ne changeront rien à ce mystère que la joie du riche a pour substance la Douleur du pauvre. Quand on ne comprend pas cela, on est un sot pour le temps et pour l'éternité. –  Un sot pour l'éternité !
Ah ! si les riches modernes étaient des païens authentiques, des idolâtres déclarés ! il n'y aurait rien à dire. Leur premier devoir serait évidemment d'écraser les faibles et celui des faibles serait de les crever à leur tour, quand l'occasion s'en présenterait. Mais ils veulent être catholiques tout de même et catholiques comme ça ! Ils prétendent cacher leurs idoles jusque dans les Plaies adorables !…
Kolding, Danemark, janvier 1900.
 
LE SANG DU PAUVRE
« Mon discours, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous jugera au dernier jour. »
BOSSUET, Oraison funèbre de la princesse Palatine.
Le Sang du Pauvre, c'est l'argent. On en vit et on en meurt depuis les siècles. Il résume expressivement toute souffrance. Il est la Gloire, il est la Puissance. Il est la Justice et l'Injustice. Il est la Torture et la Volupté. Il est exécrable et adorable, symbole flagrant et ruisselant du Christ Sauveur, in quo omnia constant.
Le sang du riche est un pus fétide extravasé par les ulcères de Caïn. Le riche est un mauvais pauvre, un guenilleux très puant dont les étoiles ont peur.
La Révélation nous enseigne que Dieu seul est pauvre et que son Fils Unique est l'unique mendiant. «  Solustantummodo Christus est quiin omnium pauperumuniversitatemendicet  », disait Salvien. Son Sang est celui du Pauvre par qui les hommes sont « achetés à grand prix ». Son Sang précieux, infiniment rouge et pur, qui peut tout payer !
Il fallait donc bien que l'argent le représentât : l'argent qu'on donne, qu'on prête, qu'on vend, qu'on gagne ou qu'on vole ; l'argent qui tue et qui vivifie comme la Parole, l'argent qu'on adore, l'eucharistique argent qu'on boit et qu'on mange. Viatique de la curiosité vagabonde et viatique de la mort. Tous les aspects de l'argent sont les aspects du Fils de Dieu suant le Sang par qui tout est assumé.
Faire un livre pour ne dire que cela est une entreprise qui pourra paraître déraisonnable, C'est offrir sa face à tous les bourreaux chrétiens qui déclarent heureux les riches que Jésus a détestés et maudits. Cependant il y a peut-être encore des cœurs vivants dans cet immense fumier des cœurs et c'est pour ceux-là que je veux écrire.
Hier c'était le cataclysme sicilien, prélude ou prodrome de beaucoup d'autres, dernier avis préalable à l'accomplissement des menaces de la Salette. On dit que Messine était une ville superbe, peu éloignée de la Pentapole. Deux cent mille êtres humains y sont morts d'un frisson de la terre. Quelqu'un a-t-il pensé que cent mille tout au plus ont dû être tués sur le coup ? Soit cent mille agonies réparties sur quinze ou vingt jours.
Amoureux de la justice, je veux croire que les riches ont été favorisés de ce privilège, après tant d'autres privilèges, et que cette occasion ne leur a pas été refusée de méditer, dans le vestibule de l'enfer, sur les délices et la solidité des richesses. On a parlé d'une survivante, immobilisée sous les décombres, de qui la main avait été dévorée par son chat enseveli avec elle. Était-ce la « droite » ou la « gauche », cette main faite pour donner, comme toutes les mains ? Oublieuse des affamés, elle avait peut-être servi à nourrir cette seule bête qui lui continuait ainsi sa confiance.
Leçons terribles, si l'on veut, rudimentaires pourtant, mais combien perdues ! Il en faudra de plus terribles et on les sent venir… Le Christianisme est en vain, la Parole de Dieu est En vain, Donc, voici le « Bras pesant » qui fut annoncé, le Bras visible et indiscutable !
Ah ! il en est temps ! Le droit à la richesse, négation effective de l'Évangile, dérision anthrophagique du Rédempteur, est inscrit dans tous les codes. Impossible d'arracher ce ténia sans déchirer les entrailles, et l'opération est urgente. Dieu y pourvoira. —  Tu n'as pas le droit de jouir quand ton frère souffre ! hurle, chaque jour, de plus en plus haut, la multitude infinie des désespérés.
Le présent livre sera l'écho de cette clameur.
Le Sang du pauvre, Paris, Librairie Stock, Éd. Nouvelle, 1932, pp. 18-26 (1re  édition, 1909).
 
V
LE DÉSIR DES PAUVRES
« La Règle de notre Ordre nous défend de faire l'aumône
« Un Père de l'Assomption »
J'ai connu un garde-chiourme qui se nommait Monsieur Désir. »
Ce qui doit, un jour, accuser si terriblement les riches, c'est le Désir des pauvres. Voici un millionnaire qui détient, inutilement pour lui, ou qui dépense en une minute, pour une fantaisie vaine, ce qui, durant cinquante ou soixante ans, a été l'objet des vœux désespérés d'un pauvre homme. Rien qu'en France, il y en a des centaines de mille, car il n'est pas nécessaire qu'ils aient des millions. Tout homme qui possède au-delà de ce qui est indispensable à sa vie matérielle et spirituelle est un millionnaire, par conséquent un débiteur de ceux qui ne possèdent rien.
Nul n'a droit au superflu, excepté le Fils de Dieu incarné. Celui-là fut privilégié au-delà de tout ce qui peut être dit ou imaginé, au point que son privilège n'a pu être connu que par révélation. « Le nombre des coups de fouet que reçut le Sauveur, depuis les pieds jusqu'à la tête », dit la célèbre voyante d'Agreda, « fut de 5115 » ! Quelques autres ont été plus loin. Or, la terrible flagellation romaine, telle qu'on l'appliquait en Judée, ne devait pas dépasser 39, quadragenas una minus. Tel était le Désir exorbitant du Roi des pauvres, son superflu ! On ne sait rien du chiffre des soufflets, des coups de poing et des crachats, mais il est présumable qu'il dut être en proportion.
Le désir de l'homme, c'est l'homme lui-même et le désir de l'Homme-Dieu était naturellement de satisfaire pour tous les hommes, à quelque prix que fut le miracle. De ce point de vue le désir du riche devrait être, au moins, son nécessaire des souffrances du pauvre, et celui du pauvre son nécessaire du superflu des consolations dont le riche est accablé.
Existe-t-il un seul prêtre qui oserait prêcher sur ce texte : «  Væ vobis divitibus quia habetis consolationem vestram ! Malheur à vous, riches, qui avez votre consolation ! » ? C'est trop grave, trop évangélique, trop peu charitable. Les riches n'entendent pas que les pauvres aient des consolations ou des plaisirs. L'idée qu'un indigent aura acheté du tabac ou pris une tasse de café leur est insupportable. Ils ont raison, sans le savoir, puisque les pauvres souffrent pour eux. Mais ils gardent leur consolation à eux, leur consolation épouvantable, et quelle agonie lorsque, devant expier, par des compensations indicibles, chaque parcelle de leur homicide richesse, ils verront s'avancer sur eux cette montagne de tourments !
Consolationem vestram. Quelle désolation inverse est impliquée par ce mot ineffaçable et quel désir de l'autre côté ! Le désir d'avoir du pain, d'avoir un peu de ce bon vin qui réjouit le cœur, le désir des fleurs et de l'air des champs, de tout ce que Dieu a créé pour les hommes, sans distinction ; le désir au moins du repos après le labeur, quand sonne l'Angélus dû soir. —  Mes enfants, ma femme vont mourir, condamnés par des milliers de mes frères qui les sauveraient en donnant seulement la pitance d'un de leurs chiens. Moi-même je n'en peux plus et je suis comme si je n'avais pas une urne précieuse, une âme de gloire que les cieux ne rempliraient pas, mais que l'avarice des premiers-nés du Démon a faite aveugle, sourde et muette. Cependant ils n'ont pas pu tuer le désir qui me torture !…
Une pauvre vieille doit une dizaine de francs à une dame de charité qui lui dit : —  Vous ne pouvez pas me donner d'argent, vous me donnerez votre travail. La malheureuse, pleine du désir de s'acquitter, travaille donc, faisant le ménage, le savonnage, la cuisine, la couture. Les semaines, les mois, les années passent ainsi. La mort arrive. Elle doit toujours dix francs et une reconnaissance éternelle.
La méchanceté la plus horrible est d'opprimer les faibles, ceux qui ne peuvent pas se défendre. Prendre le pain d'un enfant ou d'un vieillard, par exemple, et combien d'autres iniquités du même genre dont la seule pensée crève le cœur, c'est tout cela qui doit être strictement, rigoureusement, éternellement reproché aux riches.
J'en sais deux, que je pourrais nommer, l'homme et la femme. Ceux-là exigent de leur bonne, souvent renouvelée –  l'indignation et l'horreur la mettant bientôt en fuite  – qu'elle jette dans la boîte aux ordures tous les restes, quelquefois importants, de leur table, viandes ou poissons à peine entamés. Ordre formel de les déchiqueter, de les souiller d'excréments ou de pétrole, pour que nul n'en puisse profiter, pas même les chiens et les rats. Même injonction et même contrôle pour les vêtements hors d'usage. Ces gens mangent à peine. Leur régal, c'est le désir et la déception des affamés.
J'ai parlé de la prostitution du mot charité, sottement et diaboliquement substitué au nom plus humble de l'aumône. Quand on n'est pas exactement un méchant, on fait l'aumône, qui consiste à donner une part très faible de son superflu, –  volupté d'attiser le désir sans le satisfaire. L'aumônier donne les autres, c'est-à-dire ce qui appartient aux autres, son superflu. Le charitable se donne lui-même en donnant son nécessaire et, par là, le désir du pauvre est éteint. C'est l'Évangile et il n'y en a pas d'autre. Jésus qui a donné sa Chair et son Sang a promis à ses Apôtres qu'ils seront les juges de la terre. L'apôtre Judas qui a rendu l'argent sera donc le juge de ceux qui crèvent sans le rendre. La locution crever et même « crever par le ventre » doit avoir son origine dans la mort du Traître et convient admirablement à la mort des riches.
On veut, à toute force, que l'Évangile ait parlé d'un mauvais riche, comme s'il pouvait y en avoir de bons. Le texte est pourtant bien clair : homo dives « un riche(1)  », sans épithète. Il serait temps de discréditer ce pléonasme qui ne tend à rien moins qu'à dénaturer, au profit des mangeurs de pauvres, l'enseignement évangélique.
Un mauvais riche, si on tient à rapprocher ces deux mots, est comme un mauvais fonctionnaire ou un mauvais ouvrier, c'est-à-dire un individu ne sachant pas son métier ou infidèle à sa fonction. Le mauvais riche est celui qui donne et qui, à force de donner, devient un pauvre, « un homme de désir », ainsi que le prophète Daniel qui préfigura Jésus-Christ.
Le Désir du pauvre est facilement assimilable au désir plus ou moins impur qu'on peut avoir pour une femme coquette qui ne veut pas se donner. Une superfine expérience de l'abomination du monde n'est pas nécessaire pour savoir ou deviner ce que peut faire souffrir la déloyauté d'une chienne de femme qui s'offre sans cesse pour se refuser toujours. On a vu de très nobles hommes en mourir. L'ostentation de la richesse est un homicide semblable, quand elle n'est pas un féroce et dangereux défi. On peut combler toute mesure de prévarication et mettre bas, tous les jours, contre soi-même, une ventrée de fureurs ; il ne faut pas toucher au Désir des pauvres qui est la pupille de l'Œil de Dieu, la Plaie du Côté, par où jaillissent les dernières gouttes du dernier ruisseau du Sang de son Fils.
La dérision du Désir des pauvres est l'iniquité impardonnable, puisqu'elle est l'attentat contre la suprême étincelle du flambeau qui fume encore et qu'il est tant recommandé de ne pas éteindre. C'est violer le refuge du lamentable Lazare qu'Abraham cache dans son sein.
Le Sang du pauvre, Paris, Librairie Stock, Éd. Nouvelle, 1932, pp. 63-70 (1re  édition, 1909).
 
VII
LES AMIS DE JOB
« Il n'existe pas d'imbécile qui n'ait été mis au monde pour me nuire. »
WELLS.
Ce travail ne serait pas complet, si je ne disais rien de la puissance de l'argent pour déprimer et avilir ceux qui le possèdent ou qui croient le posséder. L'infériorité intellectuelle ou morale est une conséquence trop banale de la richesse pour qu'il soit expédient de la remarquer. L'ignorance de la pauvreté paraît plus abrutissante que l'ignorance même de Dieu, car il y a des pauvres sans Dieu qu'on ne mène pas facilement au pâturage.
Les lois veulent qu'il y ait des enfants riches condamnés par leur naissance et par leur éducation à ne jamais savoir ce que c'est que la pauvreté. Il serait moins inhumain de leur crever les yeux et de les châtrer, pour qu'à leur tour ils ne procréassent pas des monstres. Sans doute on ne peut leur cacher qu'il y a des pauvres, mais comme il y a des bêtes puantes ou venimeuses qu'il faut écarter avec le plus grand soin. Si la famille a la tradition des bonnes formules, si elle a du style chrétien, l'enfant riche recevra d'un précepteur ecclésiastique cet enseignement primordial que l'indigence fut instituée pour son décor, qu'elle est un repoussoir agréable et nécessaire qu'il convient d'apprécier à sa valeur ; qu'au surplus la miséricorde pratiquée sans intempérance a le double avantage d'être l'accomplissement d'un conseil évangélique et d'attirer la bénédiction sur les capitaux. Et c'est tout, absolument tout, pour le temps et l'éternité.
Ainsi se forment les imbéciles dont se pare le front altier de la centenaire catin qui fut autrefois la vierge chrétienne. Que voulez-vous qu'on dise à des gens qui méprisent le travail et la souffrance des autres, se croyant eux-mêmes les lys de Salomon qui ne labourent ni ne filent ; à des fainéants immondes, à des animaux de sport, à des automobilistes écraseurs qui ne savent rien, qui ne désirent rien que de retourner à leur ordure ; qui ne peuvent rien, sinon répandre, sous forme d'argent volé à tous les malheureux de ce monde, le très précieux Sang du Christ dans la boue des grands chemins, dans la boue des âmes, et qui, tout de même, se persuadent qu'ils sont les aînés et les bien-aimés !
Ah ! Jésus, humble et doux enfant de l'Étable, pourquoi eûtes-vous peur à Gethsemani(2)  ? L'Ange confortateur ne vous présenta-t-il pas la rafraîchissante vision de ces soutiens à venir de votre trône et de votre autel ? Pourquoi trembler et pourquoi frémir, ô Rédempteur ? Ils sont là les amis de Job, vos véritables et seuls amis. Ils veillent pour se soûler, ils prient à genoux les plus antiques salopes et, certainement, si la tentation leur arrive, ce ne sera pas celle de donner tous leurs biens aux pauvres. Rassurez-vous donc, Seigneur, et faites-vous crucifier avec allégresse, le monde est sauvé !
Il faudrait une harpe pour chanter convenablement la sottise et la vilenie de ces bien pensants de la bonne presse et du bon suffrage. Cependant on a beau voir et savoir, c'est incompréhensible et surpassant. Qu'on soit chrétien ou adorateur d'idoles, il est inconcevable qu'on ne pense pas à la mort, non plus qu'à cet état impossible à conjecturer qui a précédé la vie. « Nous n'avons rien apporté dans ce monde et il est certain que nous n'en pouvons rien emporter ». Tel est le Texte que je ne donne pas en latin, par égard pour ces messieurs du sport. Alors que signifient les notaires, les tuteurs, les gendarmes, les huissiers, les croque-morts et toutes les lois ? Que signifie la propriété et que signifie l'héritage ou la succession de ce misérable qui s'en va tout nu sous la terre ?
—  Tu as cent millions, un souffle passe et te voilà comme un ver. On ne te laissera rien, mais rien, tu peux y compter. –  Dans l'espace de quelques minutes, belle dame vous serez une charogne. Il y avait, à votre porte, un pauvre homme qui vous priait, par votre ange gardien, de l'aider à glorifier Dieu et cela vous eût été bien facile. Mais vous étiez attendue chez une autre dame, sans doute, et vous avez failli écraser ce mendiant sous votre voiture. C'était votre droit. Le curé de votre paroisse vous admire et vous avez le saint sacrement dans votre hôtel, au fond d'un oratoire où se répand quelquefois le superflu de votre cœur. Les larbins et les invités en habit noir, et aussi quelques aimables personnes décolletées passent devant la porte entre-baillée de ce sanctuaire. Vraiment je ne comprends pas que votre chauffeur ait aussi maladroitement raté le poète. Mais, tout de même, vous êtes une charogne et vous le serez de plus en plus. Ah ! si c'était possible encore, que ne donneriez-vous pas pour contenter ce malheureux, pour fermer sa bouche accusatrice et vocifératrice contre vous ? Or, cela est impossible, à jamais impossible. Votre seule excuse, à supposer que Dieu s'en contente, –  comme le poète  – c'est que vous êtes une idiote pour l'éternité.
L'infirmité de l'intelligence, chez ces maudits, est adéquate à la dépression des âmes. Eussiez-vous le don de persuasion d'un archange, l'entreprise la plus téméraire serait bien certainement de leur faire comprendre que leur richesse ne leur appartient absolument pas, qu'ils n'y ont aucun droit, sinon par la malice des démons inspirateurs des lois de ce monde et, surtout, par la permission mystérieuse et très redoutable de Dieu qui se plaît à les confronter ainsi avec leurs victimes, leurs créanciers et leurs juges. Ils ne comprennent pas et ne comprendront jamais, même en enfer, où les poursuivra l'interminable cécité de leur sottise et de leur orgueil.
Le Sang du pauvre, Paris, Librairie Stock, Éd. Nouvelle, 1932, pp. 81-86 (1re  édition, 1909).
(1)Allusion à l'Évangile selon Saint Luc, 19-31 : « Le pauvre Lazare est accueilli au paradis par Abraham, tandis que le mauvais riche qui a ignoré sa misère est envoyé en enfer. »
(2)Lieu de l'agonie du Christ.