Un texte de Rousseau qui montre que si l'homme se montre souvent égoïste, violent, impitoyable et même cruel, ce n'est pas sa nature qui est en cause, mais le pouvoir corrupteur d'une société où règne l'injustice. Face à ceux qui incriminent la nature pour ne pas remettre en cause l'ordre social, Rousseau, lui, n'hésite pas à opérer la démarche inverse :
« Les hommes sont méchants ; une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant, l'homme est naturellement bon, je crois l'avoir démontré ; qu'est-ce qui peut l'avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu'il a faits, et les connaissances qu'il a acquises ? Qu'on admire tant qu'on voudra la Société humaine, il n'en sera pas moins vrai qu'elle porte nécessairement les hommes à s'entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables. […] L'homme sauvage, quand il a dîné, est en paix avec toute la Nature, et l'ami de tous ses semblables. S'agit-il quelquefois de disputer son repas ? Il n'en vient jamais aux coups sans avoir auparavant comparé la difficulté de vaincre avec celle de trouver ailleurs sa subsistance ; et comme l'orgueil ne se mêle pas du combat, il se termine par quelques coups de poing ; le vainqueur mange, le vaincu va chercher fortune, et tout est pacifié : mais chez l'homme en Société, ce sont bien d'autres affaires ; il s'agit premièrement de pourvoir au nécessaire, et puis au superflu ; ensuite viennent les délices, et puis les immenses richesses, et puis des sujets, et puis des Esclaves ; il n'a pas un moment de relâche ; ce qu'il y a de plus singulier, c'est que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le pouvoir de les satisfaire [hellip/>] Tel est en abrégé le tableau moral, sinon de la vie humaine, au moins des prétentions secrètes du cœur de tout homme Civilisé. »
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'Origine et les Fondements de l'inégalité parmi les hommes, note IX, Paris, Gallimard, « Folio Essais », p. 132 et suivantes.