« L'humanité plus forte que la loi », 1766
On a dit, il y a longtemps, qu'un homme pendu n'est bon à rien, et que les supplices inventés pour le bien de la société doivent être utiles à cette société. Il est évident que vingt voleurs vigoureux, condamnés à travailler aux ouvrages publics toute leur vie, servent l'État par leur supplice, et que leur mort ne fait de bien qu'au bourreau que l'on paie pour tuer les hommes en public. Rarement les voleurs sont-ils punis de mort en Angleterre ; on les transporte dans les colonies. Il en est de même dans les vastes États de la Russie : on n'a exécuté aucun criminel sous l'empire de l'autocratrice Élisabeth. Catherine II, qui lui a succédé avec un génie très supérieur, suit la même maxime. Les crimes ne se sont point multipliés par cette humanité, et il arrive presque toujours que les coupables relégués en Sibérie y deviennent gens de bien. On remarque la même chose dans les colonies anglaises. Ce changement heureux nous étonne ; mais rien n'est plus naturel. Ces condamnés sont forcés à un travail continuel pour vivre. Les occasions du vice leur manquent : ils se marient, ils peuplent. Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens. On sait assez que ce n'est pas à la campagne que se commettent les grands crimes, excepté peut-être quand il y a trop de fêtes qui forcent l'homme à l'oisiveté, et le conduisent à la débauche.
On ne condamnait un citoyen romain à mourir que pour les crimes qui intéressaient le salut de l'État. Nos maîtres, nos premiers législateurs ont respecté le sang de leurs compatriotes ; nous prodiguons celui des nôtres.
On a longtemps agité cette question délicate et funeste, s'il est permis aux juges de punir de mort quand la loi ne prononce pas explicitement le dernier supplice. Cette difficulté fut solennellement débattue devant l'empereur Henri VIII. Il jugea et décidé qu'aucun juge ne peut avoir ce droit.
Il y a des affaires criminelles, ou si imprévues, ou si compliquées, ou accompagnées de circonstances si bizarres, que la loi elle-même a été forcée dans plus d'un pays d'abandonner ces cas singuliers à la prudence des juges. Mais, s'il se trouve en effet une cause dans laquelle la loi permette de faire mourir l'accusé qu'elle n'a pas condamné, il se trouvera mille causes dans lesquelles l'humanité, plus forte que la loi, doit épargner la vie de ceux que la loi elle-même a dévoués à la mort.
L'épée de la justice est entre nos mains ; mais nous devons plus souvent l'émousser que la rendre plus tranchante. On la porte dans son fourreau devant les rois ; c'est pour nous avertir de la tirer rarement.
On a vu des juges qui aimaient à faire couler le sang : tel était Jeffreys
(1) en Angleterre ; tel était en France un homme à qui on donnait le surnom de
coupe-tête. De tels hommes n'étaient pas nés pour la magistrature ; la nature les fit pour être bourreaux.
Des délits et des peines, par Beccaria. Traduction nouvelle et seule complète… suivie du Commentaire de Voltaire sur le Livre des délits et des peines, et du Discours de J.-M.-A. Servan sur l'administration de la justice criminelle, avec des notes, par P.-J.-S. Dufey (de l'Yonne), Paris, Dalibon, 1821, pp. 213-216.