Arnold Mortier, « L'affaire Troppmann, la presse et la médecine », 1870
Dernier essai le - Score : /20
Introduction

Introduction

Le 20 septembre 1869, dans un terrain vague de Pantin, on découvre le corps d'une femme et de cinq enfants sauvagement assassinés. Le 23, un mécanicien, Jean-Baptiste Troppmann, est arrêté. L'enquête met en évidence deux autres meurtres, celui du père et celui du fils aîné de la famille Kinck. Jugé coupable, Troppmann est condamné à mort et exécuté le 19 janvier 1870.
L'affaire Troppmann fait l'objet d'une couverture médiatique intense à un moment où la presse populaire connaît une diffusion sans précédent, et avec elle la vogue du fait divers, que l'on suit du crime à l'échafaud en passant par l'enquête et le procès. Les grands quotidiens rivalisent d'ingéniosité pour attirer les lecteurs et tiennent la chronique de « l'affaire », à l'imitation du Petit Journal qui en fait son fonds de commerce. Quelques jours avant l'exécution, Le Gaulois publie une lettre – fictive ? – adressée par un médecin à un jeune journaliste qui fera carrière plus tard au Figaro. L'interview revient sur la question de la survie du guillotiné, propre à la fois à satisfaire les instincts vindicatifs du lectorat, mais aussi, comme le montre le dernier paragraphe, à fournir des arguments aux abolitionnistes. Quelques jours après, deux députés républicains, Steenackers et Jules Simon, proposent respectivement d'abolir la publicité de la peine de mort et la peine de mort elle-même.
L'affaire Troppmann, la presse et la médecine, 1870

L'affaire Troppmann, la presse et la médecine, 1870

LE GUILLOTINÉ
Un ou deux jours encore, et l'échafaud, se dressera, sinistre, sur la place de la Roquette. Les impatients, depuis le rejet du pourvoi en cassation, ont passé la nuit autour de la prison où Troppmann attend le moment fatal de l'expiation. Ils ont défilé là, par milliers, indifférents, chantonnant, visiblement contents de ce spectacle gratis que leur vaut un forfait horrible.
— Qu'importe cette tête qui va tomber ! C'est la tête d'un misérable ! Et puis… la peine de la guillotine n'est pas déjà si terrible que cela. Une demi-heure d'angoisses ; le couteau tombe – et tout est fini.
Tout ?
Le docteur Pinel a bien voulu nous adresser sur ce problème horrible de la mort instantanée produite par la décollation, une lettre d'un intérêt énorme et qui, malgré la question toute spéciale qu'elle traite, nous semble faite pour jeter la lumière dans l'esprit de tous.
Voici la lettre du docteur Pinel.
« À chaque exécution capitale, le problème de la mort instantanée se discute avec d'autant plus de passion que la science, divisée sur ce sujet d'un intérêt si terrible, semble affirmer ses affirmations sur des conclusions indiscutables.
Pour les premiers, c'est le mémoire de Cabanis à la Constituante (an IV) – Note sur l'opinion de MM. Oelner et Siemmering (sic) et du citoyen Sue touchant le supplice de la guillotine – qui fait acte de loi. Ceux-là oublient d'abord qu'à l'époque où fut écrit ce mémoire la science médicale n'avait étudié encore que fort légèrement les maladies de cerveau, et qu'un homme de bien – comme Cabanis – devait vouloir, avant tout, rassurer les parents des victimes de nos commotions sociales.
Mais aujourd'hui les progrès de la psychologie et de la physiologie permettent et ordonnent de discuter ces théories d'un autre âge. Aussi ne craignons-nous pas d'affirmer que le genre de mort obtenu par la décapitation N'EST PAS SUBIT, même quand il est produit par l'engin le plus perfectionné qui soit, tel que la guillotine.
Deux ordres de faits à étudier.
1°. Du côté du tronc, quelle est la lésion qui amène la mort, sinon la perte de sang considérable par les artères du cou (carotides et vertébrales) ; perte d'autant plus active que le cœur, continuant l'impulsion, vide tout le sang disponible ?
La mort du tronc est donc le résultat d'une hémorragie.
Mais il faut au moins cinq minutes pour vider l'élément sanguin – est-ce à dire qu'un corps privé de sang est immédiatement privé de vie ?
Point. Tous les praticiens – les accoucheurs surtout – savent les pertes énormes de sang que peut supporter un corps sain si on arrive à temps pour faciliter une nouvelle formation – étonnante par sa rapidité réparatrice.
La mort du tronc n'est donc que passive : la vie est là, latente. Elle peut se continuer, se réveiller même – dans des conditions prévues.
Mais comme le tronc n'a pas conscience de sa vie, il n'a pas conscience de sa mort. Il est inerte, apte à la vie, et ne meurt que faute de recevoir les éléments qui lui fournissaient les moyens de lutter contre la destruction.
D'où une mort lente, mais paisible.
2°. La tête d'un décapité pense-t-elle ?
Certainement oui !
Une fois séparée du tronc, en vertu de quelle raison préconisez-vous la mort subite ?
Le but de la vie, n'est-ce pas le cerveau, organe de la raison et de la pensée, siège de l'intelligence ?
Or cette intelligence ne peut être détruite que si l'organe est altéré, soit par des maladies, soit par la folie, soit par des blessures ou lésions traumatiques.
Tant que sa partie solide (cervelle) ou sa partie liquide (liquide céphalo-rachidien) ne sont pas attaquées, le cerveau est sain.
Toute substance altérant l'une ou l'autre de ces parties, dérange les molécules organiques, ce qui cause un défaut d'harmonie dans l'exercice des facultés intellectuelles.
Le chloroforme, l'éther, les anesthésiques, les poisons narcotiques, l'acide prussique, la strychnine, etc. détruisent le liquide cérébral et mènent la mort presque subitement.
Le sang, en congestionnant le cerveau dans l'apoplexie, agit d'une manière analogue.
La mort la plus prompte pour la pensée reste cependant celle qui reconnaît pour cause une blessure ou une lésion détruisant instantanément le cerveau.
Or, dans la décollation :
Il n'y a que séparation de la tête et du tronc. Le cerveau reste intact. Le liquide du cerveau ne peut pas s'écouler ainsi que le sang des artères et des veines, par suite de la pression atmosphérique. Le sang recueilli vient des gros vaisseaux du cou, mais il n'y a presque pas d'appel à la circulation intracrânienne.
Donc le cerveau reste sain.
Il se nourrit, pendant quelques instants, de sang retenu par la pression de l'air.
Pourquoi vouloir que la pensée s'éloigne subitement ?
Le cerveau meurt, mais d'inanition et de refroidissement. Il faut du temps pour que ces phénomènes s'accomplissent. La nutrition du cerveau ne s'arrête que faute de sang nouveau. C'est à ce moment que commence non pas la mort, mais l'inertie vitale qui reste à l'état d'aptitude à la vie jusqu'au moment où l'organe, non alimenté, obéissant aux lois de la nature, rentre dans le domaine de la mortalité.
Pour l'accomplissement de ces trois périodes, combien faut-il de temps ?
Nous estimons que la nutrition du cerveau s'exerce encore pendant une période de temps d'environ UNE HEURE.
La période, dite d'inertie, durerait deux heures environ.
La mort réelle ne serait fatale qu'après ces trois heures passées sous l'influence du refroidissement ambiant et de l'inanition organique.
Si la tête d'un décapité ne traduit par aucun mouvement les horreurs effroyables et indescriptibles de sa situation, c'est qu'il y a impossibilité physique ; c'est que tous les nerfs qui servent de transmission au cerveau vers le tronc sont coupés à leur origine.
Mais il reste les nerfs de l'ouïe, de l'odorat et de la vue, une partie de la 3e paire, et la 4e paire tout entière.
Interrogez-les savamment. Ils démontreront que cette tête vit, pense, mais que – ne pouvant traduire sa pensée – elle attend, immobile, la mort et l'éternel oubli.
DOCTEUR PINEL.
Telle est l'opinion du docteur Pinel, exprimée nettement et avec une autorité incontestable.
Nous avons voulu la mettre sous les yeux du public, sous les yeux de ceux qui ont voulu inventer, pour l'assassin de Pantin, les supplices les plus compliqués et les plus cruels.
Nous avons tenu à démontrer qu'il n'existe pas de supplice plus cruel, plus terrible, que celui de la guillotine.
Que le problème de la vie après la décollation peut être regardé comme résolu.
Et que c'est à la société d'examiner si elle a le droit d'user d'aussi terribles représailles.
Arnold Mortier, « Le guillotiné », Le Gaulois, 17 janvier 1870, p. 1.