Victor Schoelcher, « Un dernier hommage que le xixe siècle doit à la raison et à l'humanité », 1851
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Introduction

Introduction

Victor Schœlcher (1804-1893) est davantage connu pour son rôle dans l'élaboration du décret abolissant l'esclavage le 27 avril 1848 que pour son combat en faveur de l'abolition de la peine de mort. Député des Antilles sous IIe République, puis à nouveau sous la IIIe, proche de Victor Hugo, il s'intéresse pourtant tout au long de sa vie politique à la justice pénale, au système pénitentiaire, aux bagnes, aux châtiments corporels, à la question sociale, aux droits des femmes et des enfants. Le 21 février 1851, il propose à l'Assemblée nationale une loi abolissant la peine de mort, qui n'est pas même débattue, et qu'il justifie dans le texte suivant. La même année, en mai, l'exécution calamiteuse d'un condamné (qui résiste et se débat trois quarts d'heure), est racontée dans le journal L'Événement par Charles Hugo, qui le compare à un assassinat légal. Un procès est fait au journal et au journaliste, au cours duquel témoigne Hugo père. Schœlcher et Hugo déposent une deuxième pétition en juillet, qui n'a pas plus de succès. Mais Schœlcher continuera son combat abolitionniste, y compris en 1872 en faveur des communards.
« Un dernier hommage que le xixe siècle doit à la raison et à l'humanité », 1851

« Un dernier hommage que le xixe siècle doit à la raison et à l'humanité », 1851

Nos raisons, les voici :
C'est que la société n'a pas le droit de tuer ;
C'est que la peine de mort n'est pas nécessaire ;
C'est qu'elle punit au lieu de corriger ;
C'est qu'elle n'est pas préventive ;
C'est qu'elle est dangereuse ;
C'est qu'elle atteint souvent des fous et quelquefois des innocents ;
C'est qu'enfin elle peut servir au rétablissement de l'échafaud politique.
[…]
De même que l'individu, la société étant, il faut qu'elle vive ; elle a dès lors tous les droits inhérents à la vie, y compris celui de tuer pour se conserver. Mais quand le droit de tuer existe-t-il ? Dans un seul cas, celui de légitime défense personnelle. Donner la mort est un forfait lorsque ce n'est pas l'unique moyen de salut qui existe ; il n'est licite, en un mot, de verser du sang qu'autant qu'il est impossible de l'éviter. Or, qui osera dire, qu'un individu si pervers qu'il soit, tuerait la société, si la société ne le tuait pas ? Qui osera dire que la société, avec ses gendarmes, sa police, ses gardes champêtres, ses parquets, ses tribunaux, toutes ses puissances accumulées, n'est pas assez forte pour conserver sa vie sans prendre celle du coupable ? […]
La société elle-même, en abolissant la peine de mort pour tout attentat politique, a formellement avoué qu'elle n'avait pas besoin de l'échafaud dans aucun cas. Combien ne lui fait pas courir plus de dangers celui qui l'attaque tout entière, celui qui, du sein du peuple ou du pouvoir, par ses paroles ou par ses actes, soulève les citoyens les uns contre les autres et amène les fratricides batailles de la guerre civile ? Quant à nous, si nous croyions à l'efficacité de la peine de mort comme punition, nous dirions que c'est surtout en matière politique bien plus qu'en matière criminelle qu'il faudrait la conserver. L'assassin ne fait de mal qu'à un seul, tout au plus à une famille ; le ministre ou le prince qui veut ravir les libertés de son pays, ou bien l'anarchiste qui descend dans la rue quand la Constitution n'est pas violée, fait du mal à la grande famille nationale. En termes absolus, le criminel politique est le seul qui s'attaque réellement à la paix publique, c'est-à-dire à tous ; le criminel civil ne s'attaque qu'à un seul individu.
Lorsque la société se proclame assez forte pour se défendre contre le criminel politique sans le tuer, elle se déclare par le fait même assez forte pour se défendre contre un vil assassin sans lui trancher la tête. Soutenir après cela l'utilité du dernier supplice, ce n'est plus soutenir la société, mais l'échafaud tout seul. […]
Est-il donc un homme, si infâme qu'ait été sa conduite, si atroce qu'ait été son forfait, dont on puisse dire d'une manière absolue que tout sentiment du bien est éteint en lui ? Est-il donc un homme, si vicieux que l'ait rendu la misère, ou le mauvais exemple, ou de funestes penchants, dont on puisse dire qu'il est incorrigible, et auquel on doive fermer la voie de la réconciliation par l'application d'une peine irrémissible ? Ô vous tous qui nous combattez ! répondez. Pensez-vous qu'il n'y ait d'autres éléments de moralisation sur la terre que la mort ? Pensez-vous que la hache du bourreau soit le garant de la paix générale ? Prenez garde, examinez-vous à votre propre tribunal, et vous verrez qu'en demandant la condamnation à mort de l'assassin, vous obéissez à un sentiment de répulsion instinctif, honnête mais irréfléchi ; vous verrez que vous cédez à un mouvement d'indignation et de colère. Eh bien, vous êtes juges, et le juge doit bannir de son âme l'indignation et la colère ; il ne doit écouter que la justice dans la haute acception de ce mot. N'êtes-vous pas effrayés d'étouffer violemment dans ses crimes une âme qui se serait purifiée dans le repentir ? Un malheureux ramené du vice à la vertu n'offre-t-il pas un exemple mille fois plus efficace pour la moralisation générale que toutes les exécutions imaginables ? […]
Il y a encore une raison pour que nous voulions abolir la peine de mort d'une manière absolue, c'est que son maintien au criminel peut amener son rétablissement en politique. Nos passions sont habiles à se satisfaire ; elles savent tourner toutes les difficultés, surmonter tous les obstacles. Quand la guerre civile, dans ses aveugles et implacables fureurs, voudra tuer un ennemi, elle trouvera toujours un moyen quelconque pour transformer l'acte politique en acte privé, et si le moyen même lui manque, elle affirmera violemment par la raison du plus fort que l'acte politique est un acte privé, et elle frappera. […]
Mandataires du peuple, renversez donc l'échafaud d'une manière complète, absolue ; si respectables que soient vos œuvres législatives, vous ne pourrez faire que la justice, tant que vous lui laissez un glaive dans les mains, ne soit aux yeux de la majorité de la nation en suspicion d'homicide. Abolissez la peine de mort ; elle punit au lieu de corriger ; elle familiarise les hommes avec l'effusion du sang au lieu de les accoutumer à considérer la vie humaine comme sacrée ; elle augmente le nombre des crimes au lieu de les prévenir ; elle frappe d'un supplice égal des criminels inégalement coupables au lieu de proportionner la répression au forfait ; enfin elle atteint quelquefois des innocents… Abolissez donc des condamnations irréparables, c'est un dernier hommage que le xixe siècle doit à la raison et à l'humanité ; abolissez la peine de mort, ce sera une gloire nouvelle pour la France !
Victor Schœlcher, Abolition de la peine de mort, Paris, Librairie de la propagande démocratique et sociale européenne, 1851, pp. 8 ; 10 ; 12-15 ; 40-41 ; 45.