Michel Eltchaninoff est professeur de philosophie et rédacteur en chef adjoint de Philosophie Magazine. Dans le numéro 41 de juillet-août 2010, il consacre un article à l'iPad.
L'iPad, la tablette tactile lancée à grand bruit par Apple, inaugure l'ère des objets sans destination, soumis au choix de leurs utilisateurs.
Au prix de nouvelles servitudes.
« Heureusement que je ne me suis pas laissé prendre à son boniment. À des gens pareils, on finirait par acheter des tas de choses inutiles », soupire Tintin, sur le pont du navire qui l'emmène vers l'Orient. Il est coiffé d'un chapeau haut de forme, il tient dans ses bras un arrosoir jaune, une paire de skis, un réveil, un seau, un perroquet dans sa cage, des clubs de golf et il traîne une niche à roulettes. En 2010, Tintin aurait à la main un petit plateau brillant orné d'une pomme et, avec un profond contentement, se dirait exactement la même chose. C'est que le camelot génial des Cigares du Pharaon a trouvé un digne successeur en Steve Jobs, le PDG d'Apple. […]
L'objet sans fin
Mais posons-nous la question de l'essence
(1) de cet objet qui fait rêver des millions de consommateurs. Malgré les apparences, l'iPad n'est pas un produit comme les autres. Ses grands frères de la gamme Apple possèdent chacun une fonction première bien définie. L'ordinateur personnel (depuis 1984) sert d'abord à produire des textes, des tableaux et des images. L'iPod (2001), baladeur numérique, permet d'écouter de la musique et l'iPhone (2007) de téléphoner. La tablette, elle, ne remplit aucune tâche prioritaire. Son utilisateur peut naviguer sur Internet, écrire des mails, des textes, lire livres et journaux, regarder des films, écouter de la musique, se diriger dans l'espace… C'est à la fois un ordinateur, un téléphone, éventuellement un livre électronique (e-book) et un GPS. Bref, l'iPad incarne la contingence électronique, ce que l'on pourrait appeler le pur superflu. […]
Tout, partout, n'importe comment
L'iPad est donc un gros iPhone ou un tout petit ordinateur. Surtout, c'est l'objet zéro. Il brouille la notion de lieu. Il a sa place partout : sur les genoux, le buste, au bout des bras, posé sur n'importe quelle surface. À la fois nomade et sédentaire, il est consultable de n'importe quel endroit, que l'on soit assis, debout, couché, affalé. Déconstruction des lieux, des postures, des tâches. Intimité encore plus puissante avec le corps : suppression de la souris, intensification des possibilités tactiles. La tablette d'Apple est conçue pour devenir un compagnon quotidien et intime. Davantage encore que les applications de l'iPhone, elle tend à ramener l'image numérique vers le concret : le livre électronique que l'on feuillette est presqu'aussi réel qu'un vieux bouquin. Le carnet de notes imite le bloc papier jaune gribouillé. Ce rassurant mélange de haute technologie et de familiarité signe la politique de Steve Jobs. […]
Liberté ultime ou servitude volontaire ?
La chose ne nous oriente pas. C'est elle qui se conforme à nos choix. Il s'agit, à première vue, d'une victoire pour notre autonomie. Les objets techniques ne nous imposent plus leur destination. Un appareil comme l'iPad s'inscrit alors dans la longue histoire de la libération de l'homme vis-à-vis de toute norme ou finalité extérieure. Au xviiie siècle. Kant montre ainsi que notre conduite ne doit plus dépendre de valeurs déterminées à l'avance, comme le Bien ou le Juste, mais que notre dignité dépend de notre capacité à élaborer nous-mêmes les règles que nous décidons de suivre. Avec le philosophe allemand, nous n'avons plus besoin d'un orient extérieur pour savoir où aller. […] Mais cette liberté a un prix très élevé : la naissance de nouvelles servitudes.
Dans une société libérale et de plus en plus affranchie des autorités traditionnelles, des espaces d'
aliénation inédits se forment silencieusement, notamment dans le monde du travail et dans celui de l'opinion, à travers la surexposition aux médias ou la consommation à outrance. En ce qui concerne l'iPad, si vous décidez de l'usage de votre appareil, celui-ci invente des manières de vous diriger
insidieusement. Apple, on le sait, contrôle solidement les contenus proposés, notamment celui des fameuses applications. Par ailleurs, la multiplication des services liés à la géolocalisation, système GPS intégré, fait de l'insouciant possesseur d'un iPad (du moins s'il a souscrit à l'option 3G) un être ciblé par une publicité personnalisée, suivi à la trace, un individu qui oriente sa machine, mais qui est tout autant orienté par elle. Finalement, avec cet objet déchargé de toute fonction déterminée, nous sommes encore victimes du syndrome de Tintin, une forme originale de soumission librement consentie et une licence
(2) acquise au prix de futures servitudes.
Daniel Mercier
« Espace privé, espace public : vers un brouillage des repères ? in Café philosophique de Maurassan, janvier 2015.